Emmanuelle Cadoret, 1974-2023

Emmanuelle Cadoret Photo ©Thomas Guerigen

C’est toujours avec un pincement au cœur que l’on découvre un.e artiste au moment de sa disparition. Un message, deux messages et bien plus, d’amis qui la connaissaient, une vidéo sur YouTube, un saisissement. Comment cette artiste n’était-elle pas parvenue jusqu’à nos oreilles ? Une personnalité aussi discrète que frappante, un talent d’écriture, une interprétation naturellement remarquable… C’est cette présence pudique, forte et douce à la fois, cette dignité qui frappe en premier lorsqu’on découvre cette chanteuse.

Emmanuelle Cadoret a fait ses études à Rennes tout comme sa sœur Maud, de peu son aînée, qui étudiait la musique à l’Université et au Conservatoire. Très vite, la musique devient importante pour elle aussi et elles commencent à se produire toutes deux en concerts en 1992 alors qu’elle n’a que 18 ans. Après une parenthèse circassienne où elle monte sa propre compagnie, elle participe en 1997 aux Rencontres d’Astaffort avec sa sœur et monte un premier trio piano-voix, Les sœurs et Ben, avec Benoît Méjean, et on les voit un peu partout en 1998, à Paris au Sentier des Halles, au Théâtre Sylvia Montfort ou au Limonaire, à Nantes, à Megève, en Bretagne et dans plusieurs Festivals renommés comme Le Printemps de Bourges ou Les Francofolies de La Rochelle.
Les deux sœurs continuent en duo avant de se produire chacune en solo. En 1999 elle fonde avec le tout jeune Clément Verzi un collectif, La main, qui gagne le Prix des Charentes Maritimes en l’an 2000 aux Francofolies.

Elle chante ensuite avec sa sœur et de nouveaux musiciens, dont la violoncelliste Raphaëlle Murer, qui apporte une profondeur sensuelle peu courante dans une configuration rock, et publie en 2003 son premier album dix titres, La Vilaine, partageant des scènes avec le groupe De Rien et la Blanche. Thibaut Derien est devenu le photographe talentueux que l’on sait, d’artistes notamment. Lorsque Maud part pour la Réunion, Emmanuelle crée un collectif féminin, Les filles se démerdent, avec Elénore du Bois, Julie Darnal, Chloé Mons, Anaïs Kaël… bien avant qu’on ne parle d’émancipation de musiciennes. En 2005 Benoît Méjean coécrit quelques-uns des cinq titres de l’album Détachez vos ceintures. On peut en écouter La nuit, le chien . Elle vient jouer en concert à la Réunion et à Madagascar. Elle publie encore deux EP en 2010 et 2014, écoutez en 2007 Genévrier, si picturale avec ses cordes frémissantes, cette voix expressive qui se casse subtilement, ou Pourquoi je fume, où les addictions sont disséquées jusqu’à l’os. L’hôtel du renard blanc, en 2010 nous campe une atmosphère en quelques vers, tel un court métrage. 

La caractéristique de ces titres est une inspiration mélancolique, voire sombre, puisqu’elle se reconnaît « Le goût des philosophes et des poètes maudits » mais chantée avec douceur et une extrême élégance. On retrouve ce côté tragique dans C’est l’ankou tant dans la musique que dans le texte -l’ankou étant une représentation de la mort avec sa faux. Pourtant même si l’ambiance reste angoissante, la voix ne prend pas les sonorités brutales des musiques métal qui traitent souvent ce sujet, mais reste suave, très calme et maîtrisée, négligeant tout effet, sa présence d’interprétation suffisant à planter le décor. Dans le crâne (2015), chantée si délicatement, avec la musique qui monte soudain dans un rock sombre et rageux, est en fait une brûlante déclaration d’amour : « Je n’ai rien dans le crâne que des bombes, du butane pour jeter dans les flammes les pensées qui m’éloignent de ta bouche de ton charme ».

En 2017 elle intègre La Manufacture Chanson où elle devient intervenante, mettant à profit son expérience complète des métiers de la musique : Ateliers de création de chansons et découverte du home-studio auprès de publics variés, Éveil musical pour le jeune public, coaching scénique, création musicale pour les films et le théâtre, prise de son, et auteur-compositeur pour des artistes en développement… Elle y rencontre plusieurs artistes comme Sebka, ou Vaslo avec qui elle tourne en Bretagne.

En 2021 Emmanuelle prépare un nouvel album de onze titres, tous écrits par elle paroles et musique, en financement participatif, au studio de Damien Somville, magnifiquement enregistré, où les humeurs et les émotions contrastées seront rendues par le mélange d’instruments acoustiques et de beats electro, entre rock, trap, hip-hop… Chacun des titres, qu’elle aime à s’offrir ainsi qu’au public à chacun de ses anniversaires, a son ambiance particulière. Le premier titre éponyme de l’album en donne la couleur, dans une flamboyante écriture dont on ne sait que citer : « Je veux des partances viser l’inconnu tenter ma chance / Vivre à moitié nue brûler les charpentes forcer le passage / Prendre la tangente et tourner la page un paradis vert / Marcher sur les mains de l’imaginaire passer mon chemin ». Ouais pose un regard dubitatif sur les espoirs d’un monde meilleur, appelant à un changement intime, selon sa philosophie de la vie, Ni avoir ni être, cultiver ses doutes et ses rêves, vivre sans Dieu ni maître. Chez Django est une lumineuse évocation de souvenirs d’enfance, dans ce même esprit de Liberté, et Largement je mens nous déroule sa vie aventureuse « J’ai vécu à satiété d’un coup arrêté de vouloir » quand Petit cirque intérieur transpose son expérience circassienne dans son monde intime. Chacun trouvera plus d’un titre qui lui parlera particulièrement, dans cette écriture si fluide, décalée et si parfaitement accessible et naturelle, cette musique qui coule de source, contraste qui apparaît sur scène. Une sérénité  qui cache de grands mouvements d’âme, cherchant sa place dans un monde qu’elle dépeint en didascalies poétiques et cinématographiques (Où je suis), s’attachant à rester Debout dans un texte qui vous noue la gorge « Droite comme un pic bien à l’équerre / Pour même fragile comme du verre / Vous regarder droit dans les yeux / Jusqu’à l’extinction des feux ». Personnellement Défibrilateur, qui poursuit longuement la métaphore amour-cœur « Il faudrait en amour en cas d’issue fatale / Ne jamais engager son pronostic vital » avec cette voix douce et poignante sur cette musique tendue, palpitante incluant si adroitement des pulsions cardiaques, reste un bien nommé coup de cœur. 

En 2022 elle sort un titre où elle aborde un sujet politique, Sabotage (les ouvriers utilisaient leurs sabots pour bloquer leurs machines) à l’occasion du débat « L’Affrontement : La chanson française est-elle un bon moyen pour exprimer ses idées politiques et militantes ? » Là encore, sa douceur, plus que la colère, est d’une redoutable efficacité. Alors qu’en été 2022 elle prépare une tournée à la Réunion avec Vaslo au saxophone et Pierre Mahier (pad batterie / clavier-basse-chœur) elle apprend sa maladie et doit arrêter ses tournées, annuler son concert du 22 juillet à La Manufacture. Le co-plateau avec Camille Feist à La manufacture chanson en février 2019 , avec Sebka et Vaslo à La dame de Canton en février 2022, et le concert du 10 juin 2022 à La Manufacture seront les derniers spectacles enregistrés où nous pouvons la découvrir . Elle rêvait de défendre sur scène son dernier album où elle s’était tant investie. Le destin ne l’a pas voulu, la rappelant début septembre quelques jours avant son anniversaire. Mais nous pouvons faire vivre son souvenir en en parlant, en écoutant, en partageant ce très bel album, sorti fin septembre, où Emmanuelle nous lègue un message lucide mais apaisé, testament pour un monde meilleur « Le changement il est là tout au fond de nos cœurs (…) Il est dans notre éveil dans le creux de nos mains ».

Emmanuelle Cadoret, Du spectacle, sous-titré Eh ouais, Microcultures-La Manufacture Chanson, 2023. Sur toutes les plateformes, y compris YouTube.  Sa discographie antérieure se trouve sur Bandcamp. Le site d’Emmanuelle Cadoret, c’est ici. Son facebook, tenu à jour par sa sœur Maud, là. 

« Dans le crâne » clip septembre 2015 
« Sabotage » clip février 2020
« Du spectacle » clip juin 2022
« Défibrilateur » audio 2023