Marcel Legay, je vous parle d’un temps que les moins de cent ans…
Vous parler de Legay (de son vrai nom Arthur Jacques Joseph Legay) c’est comme exhumer d’un vieux coffre un passé oublié, définitivement révolu. D’autant plus que cet homme, illustre chansonnier – le premier de Montmartre –, n’a jamais gravé sa voix dans la cire. Ni sa tête d’ailleurs : pas pour lui le musée Grévin.
Né en 1851, mort en 1915, il a pour lui quarante ans de carrière, à peu près neuf cent chansons, trois cent petits et grands formats, cinquante cabarets fréquentés dont cinq directions de cabarets, deux cent enregistrements de ses chansons par d’autres que lui. Et l’oubli, même dans la plupart des doctes anthologies et dictionnaires de la chanson.
Ce contemporain de Gaston Couté, Jules Jouy, Charles Cros, Alphonse Allais, Jules Laforgue, Jean Richepin, Jean-Baptiste Clément (etc) est pourtant pièce prépondérante dans l’histoire de la chanson, dans celle des cabarets aussi, « cabarets artistiques » comme on disait alors. Extrait de presse de l’époque, lui même extrait du livret de ce double disque : « Le dieu, le Jupiter tonnant – mais jamais détonnant – du lieu, était alors, sans conteste, Marcel Legay. Toujours revêtu, ou plutôt drapé dans une longue et large redingote romantique, riant, buvant, palabrant, chantant, oncques ne se vit semblable boute-en-train. Il n’avait plus un poil sur le crâne depuis belle lurette, mais il laissait tomber jusqu’au niveau de ses épaules la couronne de ses cheveux annelés ; si bien que, lorsque son grand gibus à bords plats cachait sa calvitie, c’était Absalon ; mais nu-tête, il n’était plus que « le chauve chevelu », ainsi qu’on l’avait surnommé. Doué d’une voix splendide qu’il maniait avec art […] il était tragiquement beau et nul ne pouvait entendre claironner sa grande voix sans frissonner d’épouvante, comme si elle eût été une avant-courrière de la trompette du Jugement dernier ».
Un homme généreux, un chanteur qui a du coffre (qui d’ailleurs a barytonné un temps à l’opéra), ce compositeur-interprète, parolier mais pas toujours, laisse, malgré notre ignorance, une empreinte considérable dans son art. Ce coffret de deux disques, quarante-cinq titres, répare un fâcheux oubli dans la discothèque des amoureux et historiens de la chanson. On connaissait certains titres, répartis ici et là dans l’œuvre de tel ou tel artiste (comme ce Va danser, paroles Gaston Couté et musique de Marcel Legay [à ce jour, nous ne l’avions attribué par ignorance qu’au poète-anarchiste beauceron], ici interprété quatre fois : par Edith Piaf, Jacques Douai, Yvonne Darie et Monique Morelli) : en voici un florilège, gros bouquet dont chaque fleur est choisie avec grand soin.
On redécouvre ça comme si, au hasard d’un déménagement ou d’un vide-grenier, on tombait sur l’héritage d’un lointain aïeux, tout juste si on n’entend pas les craquements des 78 tours qui surajoutent à la patine de la platine. Comme un album photo, photos jaunies il convient, journal de bord d’une époque, celle de l’entre deux (entre la guerre de 70 et celle de 14-18). Notre intérêt, plus de cent ans après, ne réside pas dans la chanson de charme, celle bucolique où « …les pinsons font leur nid dans les buissons ». Mais bien dans la chronique de ces temps-là, agités comme on sait : le boulangisme, anarchisme, scandales financiers, affaire Dreyfus, Deuxième Internationale, montée de syndicalisme, accents belliqueux qui grondent ici et là…
D’un temps révolu, n’empêche que nombre de ses productions (parmi celles qui nous sont ici proposées) ont en elles des accents modernes, de luttes jamais achevées, de constances. Car Legay n’est pas chansonnier à taire ses idées. Socialiste tendance libertaire, ses chansons ont un côté social très marqué. Et lui-même ne dédaignera pas à faire donc de son art à foule de causes culturelles, humanitaires, laïques et républicaines.
On doit cet utile coffret à la judicieuse association des « Amis de Marcel Legay » et d’EPM. Ça n’entrera certes pas dans le top des ventes du moment mais pourrait intéresser qui veut aller plus loin dans la re-connaissance de la chanson.
(Collectif), Marcel Legay, le premier chansonnier de Montmartre, 2cd, EPM 2020. La page facebook consacrée à Marcel Legay, c’est ici ; la page wikipédia sur Legay, c’est là.
« Le bleu des bleuets » par Georges Brassens (cette interprétation ne fait pas partie du coffret)
« Va danser » par Paule-Andrée Cassidy (cette interprétation ne fait pas partie du coffret)
Diaporama sur Marcel Legay :
Un Téléfilm de Dirk Sanders, avec dans son rôle Jean-Roger Caussimon, a été consacré à Marcel Legay chez nous en 1974, et même une thèse… aux USA !
Il faut saluer son petit neveu Yves Bertrand qui déploie une grande énergie pour le sortir de l’oubli !
Merci pour ce bel article sur Marcel Legay, mon grand-oncle. Mon pote Jean Lapierre a raison : avant 2015 (centenaire de sa mort) c’était aux Etats-Unis qu’il fallait aller pour trouver un ouvrage complet sur Marcel Legay : la thèse de Mary Ellen Poole consacrée à Marcel Legay comme chansonnier le plus représentatif de l’âge d’or des cabarets artistiques de la Belle Epoque !!!
Depuis j’ai édité un livre sur lui, une CD auto produit et l’album 2CD dont il est question ici, des conférences, des émissions radio, etc. Toutes ces infos sont sur le site officiel Marcel Legay :
https://www.marcel-legay.com
Amitiés chansonnières,
Yves Bertrand.
Peut-être un problème sur le libellé du site (une espace en trop ?). Nouvel essai :
https://www.marcel-legay.com
Yves.
Les ACI, auteurs compositeurs interprètes étaient rares à cette époque. Un autre avait précédé Marcel Legay : Gustave Nadaud, repris, entre autre, par Brassens. Quelqu’un connaît-il un ACI encore plus ancien ?
La lignée des « anciens » dont Marcel Legay se voulait le continuateur était Desaugiers (1772-1827) {Paris à cinq heures du matin}, Béranger (1780-1857) {Ma grand-mère}, Gustave Nadeau (1820-1893) {Si la Garonne avait voulu} et Pierre Dupont (1821-1870) {Les boeufs}.
Legay n’a été Auteur-Compositeur-Interprète que pour 10% de ses près de mille chansons. Il était surtout un compositeur qui interprétait lui-même toutes les chansons qu’il composait. Pour les textes, il s’entourait des poètes « pointures » de l’époque : Jean-Baptiste Clément, Jean Richepin, Maurice Boukay, George Auriol, Gaston Couté, André Barde, Edmond Haraucourt, etc.
Pour moi, Marcel Legay constitue le chaînon (manquant ?) entre les chansonniers du XIXe siècle (ci-dessus) et la chanson à texte du XXe (celle de ACI, mais aussi celles des « grand-e-s interprètes » comme Cora Vaucaire, Catherine Sauvage, Monique Morelli, etc.
Merci pour ces précision très intéressantes