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Off Avignon 2018, Narcisse, pour un monde à l’envers

Narcisse et le dé à coudre, capture d'écran

Narcisse et le dé à coudre, capture d’écran

20 juillet 2018, Théâtre La Luna,

 

Nous avions beaucoup aimé le spectacle Cliquez sur J’aime, créé en 2014 et vu pour Nos Enchanteurs en 2016 au Théâtre du Coin de la Lune, dans un format de cinquante minutes légèrement compressé. C’est dire avec quelle impatience nous attendions le suivant, un pâté de maison plus loin, toujours sous le signe de notre satellite. Le spectacle d’une heure quinze passe comme un rêve. Comment définir ce concert inclassable, sinon par le terme d’opéra électronique. Narcisse, de son vrai nom  Jean-Damien Humair, né il y a un demi-siècle dans le canton du Jura Suisse tout ce qu’il y a de plus francophone, est d’abord un informaticien, puis un compositeur de musique, un petit peu chanteur, beaucoup slameur, c’est à dire poète joueur de mots.

Mince, athlétique, impressionnant par son crâne lisse, son regard perçant, son expression pince sans rire, sa tenue de rocker élégant – blouson à boucles, pantalon battle, doc martens – il en impose et peut intimider. Mais très vite on saisit l’accessibilité (le contact avec le public se fait sans peine) mêlée de complexité du personnage : le côté cartésien, quasi scientifique, la sensibilité au monde, à la musique, aux mots. Avec son comparse le guitariste rock Pierre Gilardoni, Narcisse fait tout lui même : cinq grands écrans de télévision ont remplacé les projections du premier spectacle. Montés sur roulettes, les deux musiciens les manient manuellement sans l’intervention d’autres techniciens, dans une chorégraphie fluide que bien des systèmes plus complexes usant de rails et de télécommandes pourraient lui envier. Le choc de cette pure technologie, le rythme fabuleux des enchaînements, les effets de trois dimensions procurés par ces images piquées en noir et blanc, avec des distances de mises au point différentes, créent une surprenante poésie. Plongé dans une ambiance entre 1984 d’Orwell et les films de Jacques Tati, le public est saisi par le dit du dé à coudre, l’infini de l’univers : « Savez vous que si l’on remplace chaque atome d’air qu’il y a dans ce dé par un grain de sable, on en obtient assez pour en mettre sur toute la France une couche de trois centimètres ? »

Photo DR

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Le paradoxe est que l’auteur utilise tout ce que peut nous procurer la technologie moderne pour critiquer notre société déshumanisée, où le citoyen qui se croit libre n’a pas plus le droit à la parole que l’esclave des temps anciens. Depuis le début des temps une minorité impose aux autres de se taire, à l’enfant, à la femme, à l’employé. Seule la conscience, l’amour : « Au bord des voiles d’une aurore boréale (…) Je t’ai jeté des Je t’aime », l’art, le verbe libèrent : « Sur un seul vers d’un poème je peux combiner les vingt-six lettres de l’alphabet, de tellement de façons différentes que j’ai plus de possibilités qu’il y a d’atomes dans l’univers ; l’univers est moins grand qu’un poème même d’un seul vers ». Occasion pour lui de rendre hommage à tous les grands humains, poètes, artistes, scientifiques, hommes politiques (1).

Aucun détail de notre absurde société n’échappe à sa verve satirique : assujettissement à l’économie – Narcisse lui même se démultiplie  en hommes d’affaires robotiques et impitoyables, ceux qui portent des cravates et des costumes).  À la politique « Il y avait des gens riches dans les pays pauvres, et ces riches-là mangeaient trop / Il y avait des gens pauvres dans les pays riches, et ces pauvres là mangeaient trop ». À la communication – « Pub – Pub – Pub… », télé et réseaux sociaux . Aux normes imposées, à la religion dans un virulent parallèle, « Nous seuls détenons la vérité ! » entre les trois religions monothéistes.

Il interroge la notion de progrès qui mal utilisé, asservit plus l’homme qu’il ne le libère. On retrouve les thèmes du premier spectacle, comme la femme bionique, qui s’avère concurrente des hommes dans leurs domaines les plus réservés, garage, salle de sports… La critique de la fausse bien-pensance  comme la censure des seins « Il n’y a rien de  malsain dans un sein / Et si ce sein t’angoisse / Consulte ton médecin ». Dans un long film poétique  les seins en toute fin, jaillissent discrètement de l’écrin de leur soutien-gorge, bien loin de l’iconographie pornographique. Ne sont-ils pas l’emblème de notre humanité ?

Affiche in situ, photo Bernadette thumerelle

Affiche in situ, photo Bernadette Thumerelle

Le mantra « Toi tu te tais ! » rythme le spectacle, tour à tour virtuosité de la langue ou poème sublime, voyageur et amoureux. L’intervention d’un personnage récurrent de vieille bourgeoise rétrograde (« Ah non, il s’attaque à la religion maintenant ! ») crée un effet comique. On apercevra dans les visages qui défilent, tels des messages subliminaux, des connaissances comme l’ami Pascal Rinaldi, clin d’œil de résistance à l’anonymat moderne. Un des sommets du spectacle est le parallèle entre deux destinées de petit d’homme, commençant à l’identique : « Nais, Pleure, Tète, Bois… » avant de diverger entre le macho incarnant des valeurs rétrogrades de la virilité : « Moque, Triche, Troque (…) Hais, Casse, Chasse, Bat (…) Vise, Vole, Viole, Voile, Tire, Tue », ponctués de « Prie ! » et l’humaniste respectant la vie sans besoin de s’inventer un dieu - « Je suis de ceux qui croient que ceux qui croient tuent » : « Lis, Cherche (…) Sème (…) Flâne, Chante (…) Pense, Danse (…) Ploie, Plie (…) Clame, Slame, Aide, Aime…Vis ! » Emouvant aux larmes.

Dans toute cette néoréalité la reconnexion avec la chanson se fait par le truchement d’un duo virtuel époustouflant avec Brassens (et son contrebassiste Pierre Nicolas) sur la chanson La complainte des filles de joie revisitée en ode à la liberté non dogmatique, vue côté client. Pierre Gilardoni y joue son rôle de choriste, s’ajoutant à ses multiples qualités de guitariste de rock, seul instrument bien réel du concert même si amplifié.
Au moins aussi percutant que le précédent spectacle, sans doute le concert le plus original de la saison 2018. On atteint là des sommets de perfection ! 
« Vous entendiez des vers, je voulais vous parler de rêves. Vous entendiez des mots, je voulais vous parler des hommes. » Vive le monde à l’envers !

(1) qui me rappelle la longue liste de Ce que ceux-là voulaient pour nous de Remo Gary

Toi tu te tais, 1 rue Séverine 04 90 86 96 28, dernière dimanche 29 juillet 2018, salle 2 à 13h10

Le site de Narcisse c’est ici. Ce que NosEnchanteurs en a déjà dit, là.

Toi tu te tais, extraits Image de prévisualisation YouTube

Une réponse à Off Avignon 2018, Narcisse, pour un monde à l’envers

  1. agnès 7 août 2018 à 17 h 08 min

    Oh noooon ! J’ai loupé Narcisse !

    J’approuve tout ce qui a été dit au-dessus ; Narcisse est un fabuleux manieur de mots.

    Répondre

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