Abd Al Malik : l’O.P.A. Garnier

Il est des disques qu’on ne sait comment aborder. Pas trop aimables de prime abord, ils demandent d’être apprivoisés, domestiqués, assimilés peu à peu. Le temps nécessaire à la transformation du coup de poing en caresse.

Scarifications, le nouvel opus de rappeur-slammeur-écrivain-réalisateur Abd Al Malik appartient sans conteste à cette catégorie d’album.

De la plume de l’artiste pour les textes des treize chansons qui le composent, il a été mis en musique et réalisé par Laurent Garnier, pape de l’électro made in France. Disons-le immédiatement : l’apport de ce dernier est essentiel, tant on retiendra d’abord et avant tout de ce disque ses beats rapides et rageurs, ses ambiances, ses boucles et ses claviers.

Sur des musiques se moquant bien du format « chanson » (nous sommes à mille lieues des couplets-refrains habituels), sans mélodie identifiable, aux tonalités mortifères, mais d’une intensité et d’une puissance indéniable qui finit par vous emporter, Abd Al Malik a posé ses mots, qu’il rappe à flow continu (oui, on ne pige pas toujours tout du premier coup !), sans émotions particulières, sans effets superflus. Un chant quasi clinique faisant écho à une musique désincarnée.

Les thèmes abordés ? Que du rigolo, of course ! L’intégration (Allogène), la couleur de la peau (Tout de noir vêtu), la drogue (Initiales CC) et la dépendance (Le très beau Stupéfiant, à la double lecture) et autres constats sur notre époque pas joyeuse (C’est comme ça !), avec  - ouf ! – un petit détour par la chanson d’amour (Love U)… De la peinture sociétale réalisée au couteau, d’une écriture sèche qui va droit au but.

Le hic ? Comme tout rappeur qui se respecte, Abd Al Malik prend soin de se citer ou de se commenter au détour d’un vers (Roi de France, ou encore le faux hommage intitulé Juliette Gréco, morceau en réalité à la seule gloire de son auteur, qui n’hésite pas à y écrire que son Gibraltar est devenu légendaire !). Et, reproche qui lui a déjà été fait pour ses albums précédents, nous nageons en plein name-dropping, dans un étalage un peu vain de la vaste culture littéraire et cinématographique de l’artiste (Zola côtoie Camus, Ferré ou Aragon s’acoquinent avec Sidney Lumet, Sartre et Vian…). Autant de scories qui viennent ternir la rigueur dont l’auteur fait preuve par ailleurs. Mais après tout, l’album ne s’intitule pas par hasard Scarifications, soit des blessures qu’on s’inflige à soi-même…

Dans ce monde pas jojo, un beau coup de chapeau est rendu à Daniel Darc, dont la chanson au titre éponyme s’ouvre sur un extrait de « La taille de mon âme » du susdit, seul moment réellement émouvant de cet album.

Au final, un disque résolument à part de la production mainstream, qui plaira probablement plus aux amateurs d’électro qu’aux férus de rap. Quid des amoureux de la chanson française lecteurs de NosEnchanteurs ? Mettons qu’ils auraient tort de s’abstenir de partir à la découverte d’une œuvre dont on pressent qu’elle deviendra culte, après un passage par la case « incompréhension » (souvenez-vous du Play Blessures de Bashung). De là à affirmer qu’ils apprécieront…

Abd Al Malik, Scarifications, 2015. Le site d’Abd Al Malik, c’est ici.