Presse et chanson : la mort pour seul partage

Deux ennemis. L’un est la presse, l’autre la chanson. La presse n’aime pas vraiment la chanson (jadis c’est la chanson plus que le papier journal qui colportait les nouvelles et faits divers) et le lui dit chaque jour en n’en parlant point. Ou alors que de la chanson commerciale (parfois, souvent, on parlera de soupe) : là où s’étalent l’étron et le pognon la presse aime être présente, à renifler l’air du temps. Si la chanson était un enjeu, la presse en parlerait : elle aime tant les couloirs du pouvoir…

La chanson n’aime plus la presse : elle lui est inutile. Même la presse quotidienne locale qui jadis annonçait les concerts dans le moindre bled, parfois même les relatait, avec invariablement la photo du public et toujours Monsieur le maire et madame au présent rang. Mais c’est fini : la place est chère dans les colonnes des journaux que la chanson, par nature modeste et miséreuse, ne peut s’offrir.

Les deux, presse et chanson, se meurent semblablement. Chaque décès d’un lecteur de la presse est un lecteur en moins. Chaque décès d’un amateur de chanson est un spectateur en moins. Dans nos maternités ne naissent plus que des gens qui ne liront pas la presse, qui jamais non plus n’écouteront de chansons avec des mots intelligibles, si ce n’est, peut-être, l’immuable « Do do, l’enfant do » après le rôt et avant que papa et maman n’aillent s’abrutir devant la télé avant d’à nouveau faire la bête à deux dos.

A force de tuer la culture, à force de considérer son lectorat avec mépris et de se mettre à sa portée, à s’auto-mutiler, à s’auto-niveler, la presse s’est coupée de tout. De sa raison même d’exister. A la rubrique « culture » on a préféré le titre « divertissement » ou « loisirs » : ça faisait tellement peur. La presse ne sait plus rien de l’éducation populaire : elle se vend au plus offrant, telle un marchand de Tapie.

La chanson n’est pour la presse plus que de la conserve. On fait des nécros à l’avance (en jargon de journalistes : de la « conserve », donc) qui, soyez en sûrs, toujours serviront. Pas vingt minutes après l’annonce de la mort de Moustaki, le Nouvel Obs mettait en ligne son hommage au métèque disparu, signé Sophie Delassein, préposée à ça, bien calée qu’elle est entre le médecin légiste et le croquemort. Papier écrit bien avant, bien sûr. Juste le temps d’actualiser le trépas (où, quand, comment) et on met en ligne. D’autres conserves attendent leur jour de parution : Béart, Gréco, Aznavour, Sylvestre (si peu), Hallyday (maintes fois refait), Morel et Hardy… Parfois le chanteur sera oublié avant de disparaître (fait gaffe, Béart !). Parfois même le journaliste mourra avant ses trépassés…

Il n’y a vraiment plus que la mort qui unit presse et chanson. Encore faut-il justement que le défunt en vaille le coup. Grégory Lemarchal a fait tourner les rotatives, oui. Mais, c’est ballot, sa conserve n’était pas prête alors que celle d’Annie Cordy prend la poussière depuis des temps immémoriaux. On comptait le nombre de boîtes de médicaments restant à Mano Solo, tout en maugréant sur les progrès de la médecine. Allain Leprest n’était pas un bon vendeur, on le sait, n’empêche que, va savoir pourquoi (comme un sursaut d’orgueil pour une profession qui n’en a plus), nombre de plumitifs se sont mis au clavier pour pleurer celui qu’ils avaient, sur ordre ou non, toujours ignoré.

La presse a aussi inventé ses numéros spéciaux qui rarement consacrent des vivants. Barbara, Brel, Trenet, Gainsbourg… tous ont, plus encore que dans l’édition, leurs collectors. La presse ne célèbre vraiment que les morts.

Alors, quand tous les grands chanteurs seront morts et enterrés, que plus une conserve n’attendra au marbre ? D’abord le showbizz, bien que moribond lui aussi, nous inventera toujours des vedettes qui un jour, par bonheur, mouriront. Et puis la presse n’existera plus, en tout cas plus celle dont on se sert après coup pour y mettre les épluchures ou le poisson. C’est difficile d’envelopper du cabillaud dans le virtuel…

Parfois, au prétexte que je suis (un peu) dedans, on me demande comment sauver la presse papier. A cela je réponds qu’on pète la forme quand on célèbre le vivant.