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Avignon 2012 : Jehan te parle, Leprest (ou : Je, hanté par Leprest ?)

Jehan (photo © Chantal Bou-Hanna)

Les deux ailes d’Allain, le « h » inspiré de Jehan, le souffle du Théâtre des Vents, le tout sous l’égide de Didier Pascalis. Tout les ingrédients semblaient donc réunis pour me faire passer un magnifique moment d’émotion humaine, musicale et poétique, en ce dimanche après-midi du dimanche 22 juillet. Et puis… non !

En sortant de ce tour de chant hommage au grand Allain, j’ai été extrêmement et incompréhensiblement (dans un premier temps) partagé. Plusieurs sentiments se débattaient en moi et j’avais bien du mal à exprimer une opinion tranchée sur ce que je venais de voir et entendre. Alors oui, bien sûr, Jehan est un interprète hors-normes, avec des singularités remarquables, qu’on lui reconnait depuis fort longtemps (timbre de voix, présence physique, abattage,…). Alors oui, cet artiste sait depuis toujours servir les créations des autres jusqu’à parvenir à les faire siennes, de par son interprétation si personnelle (Dimey et Nougaro, entre autres). Alors oui, il est reconnaissable entre mille autres, tellement il peut être habité par une oeuvre, jusqu’à transcender celle-ci et se l’approprier. Et puis, cet après-midi-là… non !

Je n’ai indubitablement pas passé un mauvais moment : ce serait mentir que d’écrire cela. Non, ce n’est pas ça… plutôt la sensation d’être passé à côté de quelque chose. Mais, pas forcément à cause de ceux qui étaient sur le plateau… non, plutôt à cause de l’alchimie qui fait qu’un spectacle va me plaire et emporter mon adhésion. En sport, il est coutumier de souligner que, pour qu’un match soit réussi, il faut, certes, que le gagnant soit un beau vainqueur, mais il est essentiel aussi que le perdant ait pu et su faire montre d’une opposition de qualité. Et bien, pour un tour de chant, il m’apparait qu’il en va de même.

Je m’explique.

Pour qu’un spectacle fonctionne, il ne faut pas que celui qui y assiste soit dans de mauvaises conditions de réception : comme un spectateur fatigué ne reçoit pas une oeuvre avec les mêmes qualités d’écoute et de perception qu’un auditeur reposé, un public averti ne ressent pas les mêmes vibrations qu’un auditoire novice en la matière ou qu’une assemblée de fans. Les notions premières du schéma de la communication jouent donc un rôle non négligeable dans l’appréciation d’une représentation.

Alors non, je ne suis pas du tout en train de noyer le poisson -en employant des circonlocutions- pour dire (tout en n’osant pas dire) que ce Connait-on encore Leprest ? ne m’a pas plu. Non, j’essaie juste d’écrire et de décrire, le plus honnêtement et le moins abstrusement possible (merci Joyet !), l’enchevêtrement de mes sentiments partagés sur cette production.

J’ai tellement aimé Leprest (l’homme et l’oeuvre). J’ai tellement été touché par sa disparition (celle de l’homme). Je suis tellement nourri par ce que continue de véhiculer son oeuvre en moi…

Toutes ces raisons, qui me touchent au plus profond de mon être, faisaient que, forcément, même inconsciemment, je n’allais pas voir ce spectacle avec un semblant de neutralité ou une quelconque objectivité. Non, j’y allais avec beaucoup d’envie et une grande curiosité mais, certainement aussi, avec une forme d’appréhension, me semble-t-il, légitime, au vu des raisons évoquées ci-dessus.

Et j’ai donc eu besoin d’une semaine de décantation et de digestion pour pouvoir vous livrer ici mon ressenti en la matière.

Il est des spectacles dont on ressort ému, d’autres dégoûté, d’autres encore mitigé. Pour celui-là, rien de tout ça ! En effet, pour pouvoir avoir un avis et vous le faire partager, il me fallait d’abord résoudre la question du temps. Et, en ces temps de zapping effréné et de compression permanente et urgente de celui-ci, cette thématique apparait comme une des grandes affaires de notre société actuelle.

Premièrement, moins d’un an après la disparition douloureuse de l’homme Leprest, le fait qu’un autre homme -Jehan-, avec lequel il était lié pour moult raisons, s’empare de son répertoire pour le perpétuer apparaissait, de prime abord, comme une belle et bonne idée.

Secondement, Didier Pascalis, ami et producteur ô combien concerné du défunt poète -et qui lui avait déjà rendu justesse et justice avec le magnifique (et réussi) pari, Leprest symphonique- était bien la personne idoine pour porter un tel projet.

Pour autant, au vu du résultat de ce Connait-on encore Leprest ?, on est en droit de se demander si le calendrier était le bon. En effet, si le CD était sorti très vite après le décès d’Allain, le fait qu’il ait été servi par sa voix d’outre-tombe, par de superbes arrangements de Romain Didier et par plusieurs interprètes de grande qualité était la marque d’un attachement collectif à une oeuvre majeure, par le truchement d’un objet, le disque. Et cela fonctionnait fichtrement bien.

De même, les différents concerts-spectacles-hommages qui ont fleuri pour la postérité de Leprest ont leur raison d’être, pour les mêmes raisons de partage de valeurs communes, l’union des amis faisant alors également la force de la proposition.

En revanche, qu’un homme seul (tout au moins sur l’affiche) porte un tel spectacle vivant tout entier sur ses épaules (si larges soient-elles), m’apparait, a posteriori, comme une gageure pas tout à fait convaincante (pour le moment et en l’état actuel de présentation du spectacle, même si le choix des titres s’avère excellent). Si Jehan est incontestablement un grand interprète, je crois qu’il est, pour le moment, desservi par la trop grande proximité dans le temps avec la disparition d’Allain Leprest. En effet, moins d’un an après ce maudit 15 août 2011, l’admirateur que je suis (et ne cesserai d’être pour l’oeuvre à la fois hétérogène et compacte, mais également intimiste et monumentale, de ce mec nu à l’âme en lambeaux) n’est pas vraiment convaincu par la prestation du duo Jehan-Thierry Garcia du dimanche 22 juillet dernier.

Oui, je n’avais pas encore dit que le chanteur occitan était accompagné par le splendide guitariste Thierry Garcia. Mais, le jeu délié et d’une finesse rare de celui-ci m’est apparu trop en retrait par rapport à la présence de son colosse de chanteur. On aurait aimé moins d’humilité de la part de l’instrumentiste, qui fait chanter ses cordes comme peu de ses confrères savent le faire. Mais, j’ai surtout eu le sentiment que le duo ne savait pas forcément comment aborder une oeuvre aussi imposante et tellement chargée en émotion. Mais, il faut dire aussi que la problématique n’est pas aisée à résoudre : par quel bout prendre un tel répertoire en tentant d’allier fidélité et créativité, en sachant rester respectueux, mais pas trop ? La question est compliquée et le sujet sensible : je crains donc que, en l’état, la réponse ne soit pas à la hauteur des légitimes attentes de chacunE.

Ah si… il y a peut-être une lueur d’espoir au milieu de ce constat en demi-teinte : outre l’excellent choix de répertoire, j’ai vraiment été touché par l’interprétation de cet hymne à la maman qu’est Sarment. Quand, en ce milieu d’été, au milieu des vignes écrasées de soleil, la caillasse reverdit et où, d’un champ (chant ?) de pierres, fleurissent les bourgeons nouveaux, Jehan a su offrir à ce bijou de chanson l’écrin qu’il mérite. Les mains croisées dans le dos, les yeux baissés, embarrassé par un corps trop encombrant, à l’instar d’un élève intimidé au tableau, c’est l’enfance qui remonte, en droite ligne et sans artifice. La voix de rocaille monte alors à la tête et se fait douce, délicatement soutenue par la toujours discrète et respectueuse guitare de Thierry Garcia (mais, sur ce coup-là, c’est tout à fait juste et justifié). Jehan « chanchotte » (mélange de chuchottement et de chantonnement) et, comme un cep tordu sortant du rang trop droit des vignes, et grâce à la profondeur et à la vigueur de ses racines, il parvient à se frayer un chemin vers la lumière. C’est dans cette veine-là, c’est dans cette vérité-là que ce spectacle peut vraiment trouver sa raison d’être et son salut. Je suis persuadé que c’est en allant chercher au plus profond de lui-même et en laissant du temps au temps (et si on l’autorise à le faire car une telle entreprise nécessite du rôdage) que Jehan saura faire de cette exceptionnelle matière première qu’est l’oeuvre d’Allain un spectacle qui fera renaître l’auteur majeur qu’il est et restera. Pour faire en sorte que l’on connaisse encore Leprest à tout jamais…

 

 

11 Réponses à Avignon 2012 : Jehan te parle, Leprest (ou : Je, hanté par Leprest ?)

  1. Odile 1 août 2012 à 23 h 28 min

    « J’ai tellement aimé Leprest (l’homme et l’œuvre).
    J’ai tellement été touché par sa disparition (celle de l’homme).
    Je suis tellement nourri par ce que continue de véhiculer son œuvre en moi »
    Je résume par ces mots qui me parlent, tout ce que vous écrivez si bien….
    Merci Mr Halimi , tout est dit …

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  2. Claude Festiv'Art 1 août 2012 à 23 h 59 min

    Chronique vérité qui mérite lecture . Merci Monsieur Halimi !
    Par ailleurs j’ai particulièrement apprécié les lignes consacrées à Thierry Garcia qui me semble être un musicien « inspiré » , mais aussi la fin consacrée à la chanson Sarment …

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    • Chris Land 2 août 2012 à 21 h 00 min

      Je suis vraiment étonné à la lecture de ce compte-rendu.
      Je n’étais pas à Avignon et ne peut intervenir que sur le parti pris initial de sa rédaction qui laisse penser que Jehan débarquerait dans les traces fumantes de la disparition d’Allain. C’est bien méconnaître et l’un et l’autre.
      Oui, nous l’avons tant aimé ce bougre de bonhomme et Jehan parmi les premiers lui qui à, depuis longtemps déjà, mis en musique des textes inédits et jamais enregistrés par Allain.
      Depuis les « Ailes de Jehan » en passant par « Ne nous quittons plus » et tous les spectacles partagés (avec Francesca notamment), Jehan a toujours porté et mis en avant (et en musiques) des textes originaux bien loin d’une quelconque récupération.
      Il est légitime de vouloir donner son avis sur un spectacle mais, au moins, accordons aux compositeurs interprète un minimum de crédit.
      Chris Land

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  3. Michel TRIHOREAU 2 août 2012 à 7 h 11 min

    C’est étonnant comme on peut, en tant que spectateur, apporter autant de soi-même à un spectacle. J’ai l’impression de lire le mal-être de Franck Halimi à cette occasion, plutôt que le compte-rendu d’un moment choisi à Avignon ou deux géants se rencontrent. Nous ne devions pas y être le même jour !
    Comme toujours, même si j’aime les deux (trois) comparses présents sur la scène, j’avais mon esprit critique affûté, à portée de main. Pourtant, bien que je sois un vieux routier de la chanson à qui on ne la fait pas, je l’ai oublié dès la première chanson embarqué dans le bateau, tout comme j’ai oublié la course pour arriver à l’heure, l’attente au soleil et l’inconfort des sièges. Tout fonctionne bien dans ce court moment de communion. La sobriété, l’humanité, l’authenticité sont les meilleurs garants de la fidélité à Allain et les talents prouvés et reconnus de Jehan et de Thierry Garcia en font une nouvelle création originale.
    Mais je m’aperçois que je me suis laissé abuser… par la plume habile de Franck qui s’efforce à grand renfort de « circonlocutions » de chipoter sans grande conviction, pour la forme, tout en développant les arguments positifs que je partage totalement. Quel talent ces journalistes !

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    • Manon 23 août 2012 à 0 h 30 min

      J’appuis vos écrits M Trihoreau!

      Il faut laisser quelques fois son cerveau au vestiaire, savoir fermer les yeux, ouvir les oreilles, se laisser aller et apprécié.

      JeHaN et Tierry Garcia ont honoré la chanson vivante, pure et simple comme elle doit l’être.

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  4. Michel TRIHOREAU 2 août 2012 à 7 h 18 min

    Poste Criptom (que le modérateur n’est pas du tout obligé de publier !) :
    Je suis sidéré par le titre de l’article : Il faut arrêter l’Almanach Vermot, les gars ! Une telle diarrhée de calembours va finir par tacher le contenu.

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  5. Norbert Gabriel 2 août 2012 à 8 h 26 min

    Belle réflexion qui pose des questions souvent en filigrane quand il est question des spectacles hommages … et aussi la question de l’état de réception du spectateur quand il s’agit de sujets sensibles, un auteur qu’on aime infiniment, et qu’on va redécouvrir dans l’exercice du salut posthume. Avec le risque d’être déconcerté, déstabilisé. Surtout quand l’artiste qui prend le parti de faire revivre un repertoire monumental est quelqu’un de caractère, un interprète qui entre dans l’oeuvre par des portes qu’on aurait pas imaginées. C’est peut-être comme un grand cru, il porte toutes les promesses d’une très grande cuvée, mais il faut le laisser mûrir … Ce qui rejoint la conclusion de l’article de Frank Halimi.
    Mais c’est aussi le charme et l’intérêt du spectacle vivant, s’affiner, s’enrichir, faire naître d’autres pistes de lecture, comme on l’a eu avec « Chez Leprest ». Donc rendez-vous un de ces jours à Paris ou ailleurs, pour suivre cette re-création. Et j’applaudis sans réserve ce qui concerne cet exceptionnel musicien qu’est Thierry Garcia. Philippe Meyer dit souvent de Crolla que c’était le prince des accompagnateurs, en voici un autre.
    Belle équipe, cette troupe Tacet et Cie … L’esprit de résistance-action chanson?

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  6. Cottard 2 août 2012 à 8 h 46 min

    J’ai aussi vu ce spectacle en début de festival et je souscris des deux mains à cette note. Oui pour ce qui est dit de Thierry Garcia. Quel artiste! J’ai ressenti la même chose mais j’ai attribué cette distance à la distance que mettait Jehan entre les mots de Leprest et lui. Les nombreux trous de mémoire, les blocs entiers de texte qui tombaient sur scène gênaient la concentration et nous éloignaient de l’émotion. Mais nous étions en début de Festival et cela s’est sans doute amélioré après.

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  7. Halimi Franck 3 août 2012 à 23 h 42 min

    Réponse à Chris Land quant à une partie de son commentaire.
     » le parti pris initial de sa rédaction qui laisse penser que Jehan débarquerait dans les traces fumantes de la disparition d’Allain. »
    Mais, à quel endroit de mon papier aurais-je donc écrit cette ignominie (car pour moi, c’en serait bien une que d’écrire une telle horreur) ?…
    Je crois qu’il apparaît clairement que Jehan est un artiste que j’estime grandement pour tout ce qu’il a apporté depuis tant d’années à la chanson de qualité.
    Pour autant, en assistant au spectacle « Connait-on encore Leprest », j’ai eu le sentiment (je pense légitimement -tout du moins l’espéré-je- que l’on comprend combien il est mitigé et en aucun cas à charge) que ce spectacle aurait besoin de temps pour trouver son rythme de croisière et rendre justesse à l’immensité du talent d’Allain Leprest.
    J’ose espérer que ce que je prends pour « un mal-lu » (pour ne pas écrire « un malentendu ») est désormais éclairci et que la perception de mon papier par Chris se sera accordé à mes intentions…
    Musicamicalement vôtre.
    @+ Franck Halimi

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  8. Valjean 14 février 2013 à 15 h 46 min

    Je suis toujours surpris par un si grand désir d’absolu que contient en la circonstance le billet de F. Halimi.
    La première fois que j’ai entendu parler d’Allain Leprest, c’était en 1985 et par jean Ferrat himself excusez du peu.
    J’ai donc vu ce spectacle Jehan / Garcia ce vendredi 10 février 2013 à Lyon à la petite salle des Rancy. La salle était pleine, acoustique médiocre. Je suis aussi exigeant et rompu à l’ouevre majeure de Leprest.

    Je connaissais Jehan mais je ne l’avais jamais vu ni beaucoup entendu. Je dois dire qu’à la fin j’étais conquis par la copie rendue et j’ai eu la sensation d’avoir écouté un grand interprête.

    Une voix puissante et chaude, des accents de rocaille mais aussi quelques basses parfaitement rondes.
    De l’émotion aussi avec mes voisines inconnues qui ont fondu sans retenue sur la superbe « Sarment ».
    Au final j’ai aimé sans réserve l’évocation de l’univers de Leprest et la qualité de Jehan qui m’a convaincu qu’il méritait de grandes scènes et qu’il était un artiste accompli tellement au-dessus de la soupe que l’on nous sert dans les starac en vogue.
    T. Garcia parfait comme dab !

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  9. PhilKirl 9 mai 2013 à 18 h 59 min

    J’ai eu la chance d’y être aussi..petite salle et mal assis comme Avignon en a le secret…Leprest je l’avais vu au Limonaire 2/3 ans avant, le connaissant trés peu. Une claque, malgré sa maladie. Jehan, je le connaissais seulement de nom grâce à Chorus aussi.Un trés beau moment de concert, trés intense, comme j’aimerais en vivre souvent…

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