« Putain d’expo »
Un récit (texte et photos) de Vincent Capraro,
Octobre 2019, mon amie Johanna Copans, auteure de la thèse « Le paysage des chansons de Renaud : une dynamique identitaire », m’appelle et m’annonce, avec une joie non dissimulée, qu’elle va être « co-commissaire » avec David Séchan (frère jumeau du Renard, le plus ressemblant des deux) d’une exposition sur la carrière du chanteur énervant, qui se tiendra à la Philharmonie de Paris à l’automne 2020. Une formidable aventure s’annonce pour toute une équipe, un an de travail de dingue. Ce genre d’événement se prépare en général deux ans à l’avance… Pour les décors et les conceptions graphiques, David et Johanna ont fait appel à un « troisième larron », Gérard Lo Monaco, peintre décorateur scénographe, passionné de l’art forain avec qui Renaud a souvent collaboré au cours de sa carrière, mais on en parlera plus avant.
Au cours de cette année, nous avons souvent échangé avec Johanna autour de cette passion commune, sur le choix de photos, de thèmes, jusqu’au nom de cette expo qui n’était pas gagné à l’avance. Ce sera, victoire ! notre choix : Putain d’expo, clin d’œil au titre de l’album et de la chanson Putain d’camion en hommage à Coluche.
Je vous emmène, non sans émotion, visiter cette exposition consacrée à Renaud de son vivant. Une expo recentrée sur l’œuvre de l’artiste, sur son parcours, sur une carrière riche qui compte pour les amoureux de la chanson. Nous laisserons les vautours médiatiques avides de buzz malsain, spéculer sur son état de santé. D’ailleurs, c’est Renaud lui-même qui accueille le public de l’expo avec une préface. Je vous laisse apprécier, le Renard n’a pas tout perdu de sa verve (lire ci-contre).
Dès le début de la visite, nous sommes directement immergés dans l’enfance de Renaud à travers des photos de famille sépia et des films en Super 8 du Papa, Olivier Séchan. Des extraits du court métrage Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse (1956) montrent Renaud et David à trois ans, un ballon à la main qui font leurs premiers pas de comédiens. C’est leur l’oncle, Edmond Séchan, qui travaille dans le cinéma, qui engagea ses neveux.
Cette enfance, on la perçoit douce comme le miel au sein d’une fratrie de six gosses. On comprend, là devant ces photos, combien cet univers familial a construit l’homme mais aussi l’artiste. La nostalgie de l‘enfance est omniprésente dans toute son œuvre. On voyage dans le temps, de l’avenue Paul Appell du 14e arrondissement aux collines des vacances cévenoles de Vialas. « Où sont-elles mes cabanes en bois… où sont ils mes châtaigniers et mes torrents des Cévennes de mon cœur » (Mon paradis perdu) ; « le seul vrai enfer qu’on avait sur terre il était dans le ciel de nos pauvres marelles » (Le sirop d’la rue). Renaud est issu du croisement de deux mondes, intellectuel protestant du côté paternel, populaire ouvrier du Nord du côté maternel. On y retrouve Olivier Séchan, le père écrivain de romans policiers et de romans pour la jeunesse, et Louis Séchan, le grand-père paternel, helléniste professeur à la Sorbonne. On restera longtemps en admiration devant la machine à écrire exposée du papa, la fameuse Underwood portable. On imagine le jeune Renaud fasciné par ce père dont le métier lui donnera sans doute à son tour l’envie de faire de l’écriture sa vie, son métier. Mais c’est Solange Mériaux, sa maman, qui lui donne le goût de la chanson populaire en écoutant à la maison Fréhel, Damia, Maurice Chevalier ou Brassens. Au-dessus des photos de famille, trône l’affiche militante pour les élections législatives de 1932 du candidat communiste Oscar Mériaux, le grand-père paternel mineur du Nord à qui Renaud rendra un vibrant hommage en chansons « Oscar » et « Son bleu ».
De cette famille de milieu modeste, dont la richesse est plus intellectuelle que financière, Renaud héritera le goût pour les lettres, la chanson populaire et se forgera un esprit social contestataire.
Toute l’exposition regorge de manuscrits et documents rares, photographies inédites choisies par David et Johanna parmi les quinze classeurs prêtés par Renaud. Renaud conserve tout, mais tout n’est pas forcément rangé, l’expo aurait pu compter encore bien d’autres documents…
Concernant l’enfance, on découvrira un cahier dans lequel Renaud écrira son premier « roman policier » à seulement neuf ans. Des dessins, mais aussi le manuscrit de la chanson Crève salope datée du 20 mai 1968, le premier brûlot de Renaud à seize ans contre tous les autoritarismes, des parents, des profs, de la police, de la justice, de la religion. En mai 68, Renaud redouble sa troisième. À en croire son relevé de notes que l’on découvre en vitrine, il est plus séduit par la révolte ambiante que par les études. Appréciation en sciences : « travail nul, aucun intérêt en cours qu’il perturbe fréquemment… ». Rien d’étonnant donc de le retrouver actif au sein du « Comité Gavroche révolutionnaire » à la Sorbonne. Un film court nous le présente à l’époque dans une imitation de Guy Bedos : « Moi, je dis, le pognon, la famille, le pognon, la patrie, le pognon, y a que ça de vrai… Rien dans les mains, tout dans les poches… » On retrouvera d’ailleurs un manuscrit exceptionnel, son petit manuel du parfait manifestant dans lequel il explique comment éviter et se protéger des CRS, comment batailler dans les rues, et donne la recette du cocktail Molotov avec le chiffon imbibé d’essence. Cinquante ans plus tard, on aurait parfois bien envie de s’en servir encore… Quelle merveilleuse idée d’avoir consacré un espace à Mai 68, c’est sans doute un des éléments fondamentaux de la construction de l’esprit mutin de notre Renard.
On poursuit la visite de cette expo, à la fois chronologique mais aussi thématique, un choix judicieux pour mieux mettre en évidence les moments forts de construction et d’expression artistique du chanteur.
Au travers de photos des années 70, et notamment un cliché pris rue Norvins à Montmartre, on découvre Renaud en Gavroche chanteur de rue accompagné par son ami Michel Pons à l’accordéon. Il fait la manche, chante Bruant, Fréhel, le répertoire de la chanson réaliste dans lequel il glisse quelques premiers titres de sa composition. Ils joueront aussi dans des cours intérieures d’immeubles et feront un tabac auprès des mères au foyer qui les bombardent de menues monnaies. En 1975, il croise Coluche qui l’invite à assurer sa première partie au Caf’ Conc’. Il est repéré par les producteurs Jacqueline Herrenschmidt et François Bernheim qui décèlent en lui un artiste prometteur. Ils lui feront signer son premier album où figure la chanson Hexagone que l’on entend en fond sonore de la visite de cet espace, la chanson culte fédératrice de toutes les révoltes. Si quelques vers pourraient être actualisés, tout le monde s’accorde à dire qu’Hexagone n’a malheureusement pas pris une ride. Les thèmes abordés sont plus que jamais en résonance avec la société actuelle et une actualité toujours plus folle. Les dérives du pouvoirs, la répression policière, la surconsommation, la pollution, les radicalisations droitières, la peine de mort qui séduirait encore… Ce premier album cristallisera bien des révoltes et la chanson Société tu m’auras pas est magnifiquement illustrée par un décor en rouge et noir représentant Renaud sur une barricade jouant de l’accordéon et un Renard noir balançant des pavés sur des CRS la matraque levée.
Dans cet espace de l’expo, on découvrira une mine de documents, des photos de 1976 inédites de David (dont celle retenue pour la couverture du « putain de livre » de l’expo), des extraits vidéo d’un documentaire d’images rares de Jean-David Curtis sur le concert de Bobino où Renaud se produira pendant un mois en 1980. On restera en admiration devant cet agrandissement d’une photo de Tony Frank de 1978 où l’on voit Renaud adossé à un mur de la rue Guillemites, dans le Marais, devant le café de Mme David, « le Rendez vous des amis », son quartier général de l’époque, ambiance bistrot parisien, zinc et nappes Vichy, rendu célèbre par la chanson Pochtron sur l’album Morgane de toi.
Mais la star de cet espace, c’est la vraie mob de Renaud de 1967 qu’il a conservée à l’Isle sur la Sorgue et revenue à Paname pour la circonstance. Cette Motobécane AV88, appelée la bleue, emblématique du second album de 1977 Place de ma mob trône là sur une estrade devant un agrandissement d’une photo de David Séchan de la série de celle qui fera la pochette de l’album. La photo a été prise au 18 avenue du Maine à Paris 14e. La voilà donc la mob qui nous replonge dans les virées de notre adolescence. Petits « Gérard Lambert » de pacotille, bardés de tatouages Malabar, bandanas au vent, sur nos bolides de 50 cm3 nous étions L‘équipée sauvage, Easy Rider.
Nous poursuivons notre déambulation vers l’espace bien nommé « Parlez-vous le Renaud ». Si Renaud plonge à la fois sa plume dans le vitriol et dans la plus belle des tendresses, il a créé un langage truculent qui lui est propre, savant cocktail syntaxique et sémantique. Il a souvent été réduit à l’utilisation du verlan avec son premier grand succès Laisse béton, mais l’écriture de Renaud est bien plus complexe et riche. Il mêle à la fois des mots d’argot ancien qu’il a popularisé (escarpes, marlous…), il malmène notre langue de façon jouissive avec des néologismes (riendutoutiste…), des fautes de français, (nous nous en allerons), des calembours (la chanson qu’à le son long, l’habitat urbain)… Le linguiste Alain Rey disparu le jour même où j’écris ces lignes, dira de lui dans son dernier texte : « Renaud fait un langage unique, mêlant populisme et tradition littéraire, rythme poétique et éructation, le tout au service d’un esprit de résistance, d’indignation, de révolte, de la haine des pouvoirs établis, et aussi d’une tendresse moqueuse d’une requête de lucidité, de vérité, d’un besoin inextricable de violence et d’émotion ».
De l’écriture au dessin il n’y qu’un pas, nous poursuivons dans la partie de l’expo consacrée à la BD que Renaud affectionne tout particulièrement. Il est aussi un portraitiste qui croque en chansons tout une galerie de personnages : Manu, Gérard Lambert, Germaine, la Pepette, La mère à Titi, Willy Brouillard… et Slimane, cet adolescent de quinze ans sans avenir ni repères de la Courneuve. On s’attardera d’ailleurs très ému devant le manuscrit de Deuxième génération, un texte en forme de photographie sociale bouleversante qui n’a malheureusement rien perdu de son actualité. De façon générale, tous les manuscrits de chansons présentés sont vraiment exceptionnels. On y découvre une écriture fine, en pattes de mouches, sur des pages de cahiers d’écolier avec quelques ratures mais tout le texte semble déjà en forme dès les premiers jets. Combien de temps a-t-il imaginé le texte ? Le mystère de la création, de la réflexion sur le sujet reste entier. En revanche, on perçoit bien la fulgurance dans l’écriture. Je dois reconnaître que ce sont ces manuscrits qui me bouleversent le plus dans cette exposition. Ces quelques mots couchés sur le papier, sur l’instant, portés par des mélodies qui ont touché en plein cœur des millions de personnes et marqué leur vie. Cela reste pour moi quelque chose d’extraordinaire et magique.
Ses personnages de chansons, Renaud en a dessinés quelques-uns. Des reproductions agrandies de ses dessins sont exposées là devant nous, mais ses personnages ont aussi inspiré bon nombre de ses amis dessinateurs de BD qui ont prêté des dessins originaux inédits : Ptiluc et ses petits rats, Killoffer pour l’artwork de l’album Rouge sang, Frank Margerin, le père de Lucien qui signe l’affiche de l’exposition, Marc Large et notre ami Jean-Marc Héran injustement absent de cette exposition.
Nous voilà rendu au « bistrot des copains », un espace cosy à souhait rendu chaleureux par les lumières et la rondeur du décor. Il est fait évidemment référence à la chanson Mon bistrot préféré «…Les jours de vague à l’âme ou les soirs de déprime / Près de quelques artistes amoureux de la rime / Je vide deux trois verres en parlant de peinture / D’amour, de chansonnettes et de littérature… ». On y retrouve tous les grands artistes que Renaud admire, qui ont compté, mais aussi les amis disparus. On reste en admiration devant des portraits prêtés, habituellement accrochés chez lui, photos encadrées, de Bob Dylan, Pierre Desproges, Patrick Dewaere, Leonard Cohen, Boby Lapointe, Bernard Dimey et un album de François Béranger. Arrêtons-nous un instant devant Brassens et sa bouffarde qu’il admire tant et qui lui a fait le plus beau des compliments en lui disant que les quelques chansons qu’il connaissait de lui étaient « très bien construites ». On ne compte plus le nombre d’auteurs compositeurs interprètes de chanson pour qui Brassens, bien légitimement, est la référence absolue, mais avec Renaud la filiation artistique me semble une évidence. Il suffit de réécouter l’album Renaud chante Brassens pour comprendre combien il est habité par ce répertoire. Une très belle photo où il apparaît avec Frédéric Dard me rappelle ces quelques mots écrits par l’auteur de San Antonio et qui, d’une certaine façon, me garantissent une jeunesse éternelle ! : « Renaud mon fils, réjouis toi : tu as pour amis tous les jeunes de la terre, les vrais, ceux qui ne deviendront jamais vieux. Ils t’aiment avec enthousiasme, parce que tu es rayonnant de talent et auréolé de tendresse infinie ».
Enfin, c’est avec Coluche qu’on prendra la dernière tournée au bistrot des copains. Face au manuscrit de Putain de camion, daté du 8 juillet 86, me reviennent la sidération et les larmes de ce 19 juin 1986. Quatre jours après avoir écrit ce texte, Renaud lui rendait hommage en chantant ce titre pour la première fois aux Francofolies de La Rochelle. Je me souviens d’un Renaud le visage grave, le texte à la main, accroché à son micro, bouleversé, tétanisé par la rage de cette profonde injustice. Ce soir-là, même l’accordéon de Jean-Louis Roques pleurait à chaudes larmes.
Les chansons de Renaud sont aussi de superbes témoignages de l’histoire de notre pays, des grandes évolutions sociales, politiques. Il est un « citoyen du monde » qui s’engage guidé par les émotions de ses multiples révoltes. C’est à la découverte de ses engagements que continue la visite et notamment vers un bel espace consacré à Germinal. Lorsque Claude Berri, en 1993, lui propose le rôle d’Étienne Lantier, Renaud pense évidemment à son grand-père maternel Oscar Mériaux et accepte cette aventure pour lui rendre hommage et mettre à l’honneur cette classe ouvrière qui a tant lutté pour les avancées sociales, un peu trop oubliées de nos jours. On contemplera le casque et la lampe de mineur de ce grand-père que Renaud a amoureusement conservés. Des extraits du film sont projetés, mais mon regard se pose avec attention sur d’exceptionnelles photos de tournage, de Benoît Barbier, que je ne connaissais pas. Je reconnais là une photo de la série qui sera retenue pour la pochette de l’album de reprises de chansons traditionnelles du Nord de 1994, Renaud cante el nord, album récompensé par sa première Victoire de la musique dans la catégorie « album de musique traditionnelle ». Pour Renaud, le rôle de Lantier n’est pas franchement une composition. Sur le tournage il mènera, à l’insu de Claude Berri, une grève de ces gens du Nord pris comme figurants pour une revalorisation de leurs cachets. Une scène de Germinal me revient à l’esprit, un dialogue dans l’estaminet entre Renaud Lantier et Souvarine incarné par Laurent Terzieff. Lantier croit en la force de la solidarité, de la lutte ouvrière. Souvarine vante les vertus de la destruction de ce monde pour en faire renaître un meilleur. Renaud ne serait-il pas finalement le résultat de cette alchimie, en apparence contradictoire, entre ces deux philosophies politiques ? Un de ses nombreux paradoxes personnels, entre l’idéal d’une gauche sociale et des convictions anarchistes libertaires.
Je continue la visite avec en tête ces quelques vers de Claude Nougaro : « Paraît qu’son grand-père, c’était un rouge / Un homme taillé comme un roc / Belle gueule et fière mine / Qui avait longtemps joué du rock / Avec sa pioche pioche pioche dans la mine » (Rock à Renaud).
Nous évoluons vers un espace consacré à Charlie Hebdo. Renaud a toujours été un ami du journal qu’il aide financièrement à sa relance en 1992 aux côtés de Cabu, Gébé, Siné et Philippe Val. Jusqu’en 1996, il y dessine et écrit d’ailleurs nombre de chroniques antimilitaristes, antiracistes ou anti Front National. Il y commente notre quotidien avec humour, irrévérence et un ton parfois acerbe bien à lui. On peut retrouver une trentaine de ses chroniques parues dans un recueil intitulé Envoyé spécial de chez moi. De nombreux dessins du chanteur pour Charlie sont exposés mais aussi des dessins de Charb sur Renaud. Renaud passait souvent à la rédaction à la réunion du lundi, il y crayonnait quelques dessins, échangeait avec ses amis. Ce drame au numéro 10 de la rue Nicolas-Appert le 7 janvier 2015 est venu emporter certains de ses amis très chers. On comprend là aussi combien leur perte est devenue une énorme blessure qui n’a fait qu’accentuer ce besoin de silence, de solitude.
Une autre amitié est évoquée en photos, celle avec François Mitterrand. Un respect, une grande admiration mutuelle s’était installée. Le goût pour les lettres sans doute, un idéal politique issu de la victoire de 1981 conduira Renaud à soutenir ce père spirituel à plusieurs reprises. Il donnera un concert à Strasbourg pour un meeting, lui offrira un soutien en pleine page dans le journal Le Matin en 1987 avec son « Tonton laisse pas béton ». Cet amour pour l’homme n’a toutefois pas aveuglé totalement Renaud. Il égratignera volontiers le Président en chansons, Socialiste, Tonton et surtout avec Le tango des élus. « Et dire que chaque fois que nous votions pour eux / Nous faisions taire en nous / ce cri, « ni dieu ni maître! » / Dont ils rient à présent puisqu’ils se sont fait dieux / Et qu’une fois de plus / Nous nous sommes fait mettre. »
Renaud est de tous les engagements et ses chansons sont des tribunes qui dénoncent les injustices. Résolument de gauche, écologiste il s’investit, soutient Greenpeace, organise un concert pour défendre les ours dans les Pyrénées (l’affiche dessinée par Frank Margerin est là, devant nous). Il écrira la chanson Éthiopie sur une musique de Franck Langolff et appellera tous ses amis chanteurs dans l’esprit du Band Aid pour un grand concert à la Courneuve, « Chanteurs sans frontières », au profit de Médecins sans frontières. Le maxi 45 tours sera double disque d’or, on peut les admirer sous cadre entourés de l’ensemble des prestigieuses signatures des chanteurs participants. Son engagement humaniste se prolongera en étant parmi les premiers soutiens à Coluche pour les Restos du cœur. La liste de ses engagements n’est pas exhaustive mais Renaud a toujours été très actif et ne s’est pas ménagé dans ses combats lorsqu’une cause lui tenait à cœur. Je me souviens notamment de son énergie déployée pour la libération d’Ingrid Betancourt.
Renaud alterne engagements et désillusions, le tumulte et la folie du monde l’affectent. À quoi bon lutter parfois, il l’exprime très bien dans Fatigué. Mais c’est devant le manuscrit de Déserteur, son brûlot résolument antimilitariste, clin d’œil à Boris Vian, que me reviennent les images de son concert à Moscou. En août 1985, Renaud est invité dans le cadre du Festival mondial des jeunes et des étudiants pour donner une série de concerts. Lors du deuxième concert au parc Gorki, environ 3 000 spectateurs se lèvent et quittent les lieux au moment où il chante ces vers du Déserteur : « quand les russes les ricains feront péter le planète / moi j’aurai l’air malin avec ma bicyclette ». Renaud écœuré par ce traquenard organisé par les Jeunesses communistes soviétiques, sortira de scène dans une colère noire. Cet événement l’aura profondément affecté.
Sous un manège très coloré créé par Gérard Lo Monaco, nous nous asseyons un instant dans l’espace enfance. Sur un tableau fixé au mur, les enfants peuvent s’amuser à la création de chansons. Dans cet atelier, ils pourront trouver, sous forme de magnets, les mots de Renaud et ceux de Renard et pourront composer à leur guise leur propre chanson.
Trois clips emblématiques des chansons sur l’enfance, la paternité, sont projetés devant nous. Morgane de toi réalisé par Serge Gainsbourg, Mistral gagnant et Chanson pour Pierrot. On découvrira tout près le manuscrit de Chanson pour Pierrot et celui de Morgane de toi dont on apprend que le titre initial était Dans l’dos. Le disque d’or de l’album Morgane de toi nous est présenté. Depuis 1983, le temps en a quelque peu terni les couleurs mais les souvenirs reviennent comme si c’était hier. Je me vois encore économiser mon argent de poche pour le jour de la sortie, me précipiter chez mon disquaire et acquérir ce nouvel album tant désiré.
Un petit sachet en papier ce n’est vraiment pas grand chose mais ce petit sachet vert de mistral gagnant posé là sous nos yeux n’est rien de moins que la madeleine de Proust de l’enfance de Renaud qui fera naître la chanson élue « meilleure chanson française de tous les temps ». Renaud a écrit en chanson tout son amour pour ses enfants. Lolita a particulièrement été gâtée mais Malone ne sera pas en reste il lui écrira Ta batterie et Malone dont le manuscrit est aussi exposé.
Je passe, admiratif, devant trois photos de Renaud par Doisneau et me reviennent ces vers de Rouge-gorge : « Chante la mémoire / Que Doisneau préserve / De Paris, le soir / D’avant qu’elle crève / Chante la bâtarde / Paris-la-soumise / Que Doisneau regarde / Et qui agonise ».
L’univers de l’enfance se prolonge avec l’évocation de la passion de Renaud pour Hergé et Tintin. Une grande figurine du jeune reporter avec sa gabardine, les mains dans les poches nous regarde placée entre une réplique de la fusée d’Objectif lune et la figurine du Fétiche Arumbaya de L’oreille cassée.
En poursuivant la visite, nous découvrons l’incroyable travail du peintre décorateur Gérard Lo Monaco qui a reconstitué le stand de tir de fête foraine qu’il avait créé pour la photo de l’album A la Belle de mai. Compte tenu de ses dimensions, l’original du stand n’a pu rentrer dans cette expo. Il reste visible au musée des arts forains. La rencontre entre Gérard et Renaud avait eu lieu autour de la création de A la Belle de mai. Les deux artistes partagent des goûts communs dans l’univers graphique. Ils feront ensemble ce choix d’un boîtier en métal pour l’album et pour le distributeur de bonbons boules de gomme qui accueillera l’intégrale discographique du chanteur. Les propositions de Gérard ont tout de suite séduit Renaud. Il amène un univers qui ne reprend pas directement les références aux chansons, mais apporte très subtilement toutes les saveurs de l’enfance. Cette collaboration entre Renaud et Gérard dure depuis vingt-cinq ans et passera par la conception des décors de scène d’une grande originalité. Gérard a su parfaitement créer des écrins de scène pour Renaud, des scénographies spectaculaires pour le plaisir du public mais où, à chaque fois, Renaud a pu se sentir complètement dans son élément sur scène. Souvenons-nous de cet arbre gigantesque de la tournée 1988 Visage pâle attaquer Zénith, où les musiciens et choristes étaient perchés dans les branches. Renaud chantait sur une balançoire accrochée à un branche. On pourra apprécier tout le travail de conception de la scène de Gérard à partir de ses maquettes exposées. On retrouve celle de la tournée Boucan d’enfer de 2003, une petite place de village avec son platane, sa mairie, son hôtel et son bistrot tout cela dans une ambiance baloche mais aussi de la tournée Rouge Sang en 2007, qui place Renaud et ses musiciens avec beaucoup de poésie sur les toits de Paris. À chaque fois, les volumes et les perspectives créés sont magnifiés sur scène avec des éclairages somptueux et des petits détails humoristiques que le public découvre au fil du spectacle.
En passant devant les photos de scène, je me remémore les concerts de mon adolescence. Il avait inauguré le Zénith de Paris avec sa tournée 1984 Morgane de toi, pour moi ce sera à Toulon en bord de mer, avec les musiciens sur les échafaudages, les cirés jaunes, la mouette sur le chapeau de Jean-Louis Roques. Mais la photo de Francis Vernhet qui habille tout un mur de l’expo prise au Zénith, en 1986, tournée Mistral gagnant, provoque une émotion très personnelle. J’avais déjà une grande admiration à l’époque pour le travail de photographe de Francis Vernhet autour de la chanson. Je voyais ses photos dans la revue « Paroles et Musique » de Fred et Mauricette Hidalgo et du haut de mes seize ans je rêvais qu’un jour je ferais un peu comme lui, des photos de concert. C’est aussi à l’occasion de ce concert de Renaud que j’ai fait mes premières photos de scène avec un appareil rudimentaire, argentique. Le résultat était largement perfectible mais à l’époque j’avais eu un succès non négligeable au lycée en vendant des agrandissements aux copains et même à l’adjointe du proviseur. Je n’aurais jamais imaginé à l’époque que trente-cinq ans plus tard, je ferais de la photo de concert et parfois au côté de Francis Vernhet devenu un bon camarade.
Ce concert 1986 était extraordinaire, un décor particulièrement spectaculaire, avec un bateau, le« Karaboudjan », encore en référence à Hergé. La ferveur du public était incroyable, Renaud était rayonnant, porté par la popularité et le succès incommensurable de cet album.
L’exposition se referme sur des affiches de concert, notamment celle de l’Olympia 1982, très rare, et encore des objets personnels, pas des moindres, le fameux blouson clouté avec « Lolita » dans le dos, son accordéon qui me rappelle En cloque, qu’il jouait sans quitter les touches des yeux, et sa toute première guitare.
À côté de cette vitrine, un diaporama de photos est projeté, en hommage au public. On y retrouve de très belles photos de David de la tournée 2017 aux Vieilles Charrues, de Francis Vernhet. Je dois reconnaître que je ne suis pas peu fier d’y voir, au côté de ces deux photographes talentueux, quelques-unes de mes photos de la fête de l’Humanité 2017 et du concert privé mythique de la Cigale 2007, un moment suspendu dans la plus sympathique des salles parisiennes, 5 h 30 de concert entre poteaux et avec une setlist de 69 chansons.
Pour compléter la visite, ne manquez pas le parcours dans le musée de la musique, balisé par des dessins qui vous emmènent dans les étages jusqu’à la projection d’une sélection de chansons Renaud en concerts sur toute la carrière.
Je dois vous confier que, tout au long de cette visite, j’ai été bouleversé en regardant défiler près de quarante ans de ma vie. Sa vie, une carrière, mais aussi un peu de notre histoire. Si elle est loin d’être la seule, la poésie de Renaud a été un catalyseur d’une certaine prise de conscience politique, un idéal libertaire, une balise, une fondation dans ma construction personnelle. C’est aussi l’émotion de la paternité, le refus de l’injustice et les combats pour l’égalité sociale. J’ai partagé cette visite avec mon Pierrot, enfin plus précisément mon Théo, un instant privilégié père-fils avec beaucoup d’émotion.
Je ne doute pas un instant que les passionnés de l’œuvre de Renaud seront bouleversés en se replongeant dans sa carrière au fil de l’expo. Mais pour ceux qui ne connaissent que les grands succès de l’artiste, cette exposition permet de découvrir en profondeur toutes les facettes d’un Renaud, engagé, tendre, citoyen du monde, paradoxal parfois mais toujours incroyablement humain.
Vous ne pourrez pas repartir sans un petit tour à la librairie du musée où vous trouverez entre autres « Renaud : Putain de livre ! », un magnifique catalogue avec certains des manuscrits, des photos vues dans l’expo, mais surtout des textes-hommages de bon nombre de ses amis et de son frère David, de Johanna, de Gérard Lo Monaco, Didier Varrod, David Desreumaux, Victor Hache, Alain Rey, un ministre de la culture à vie, et bien d’autres. Ce livre est disponible en librairie chez Plon.
L’expo s’achèvera le 2 mai 2021. En espérant que le confinement ne vous en privera pas trop longtemps…
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