Off Avignon 2024, le courage de prendre son temps
10-11 juillet 2024, Avignon, Présence Pasteur, Théâtre de L’Incongru
Par Franck Halimi,
Dans cette société de tics et de tocs qui nous presse, nous empresse, nous compresse et nous oppresse, louons celles et ceux qui choisissent de prendre leur temps en résistant à toute forme de constriction, de contraction et de restriction ! En effet, dans ce monde toujours plus speed, où l’on zappe d’un épisode de vie à un autre, effectuer un pas de côté, inspirer et respirer avant que d’expirer ressemble à une proposition à la fois raisonnable et folle.
Car il en faut de l’envie, de la jugeote et du courage pour oser une invitation à la poésie dans un cadre comme celui du Festival Off d’Avignon, ce faitout où bouillonnent à feu vif tous les ingrédients du spectacle vivant. Oui, tenter de happer le spectateur avec cette esthétique au milieu des 1.665 autres spectacles du Off est une véritable gageure ! Et ce, dans le sens où il faut d’abord la sortir du tiroir où d’aucuns l’ont enfermée depuis belle lurette, avant de lui décoller l’étiquette qu’elle a sur le front (qui n’a rien de populaire). Mais, c’est justement pour cette raison que je me suis intéressé à ce projet de Julie Rey et ses comparses : déconstruire les a priori est, en effet, une activité que je pratique au quotidien, tant je trouve que les préjugés sont exactement ce qui ralentit l’évolution de notre société et l’empêche de s’épanouir, tant ils constituent des freins dans la compréhension de l’autre, notre semblable si différent.
Julie Rey revendique haut et fort son appartenance à trois univers qui ne se recoupent pas toujours, loin de là (du fait des étiquettes sus-évoquées) : la poésie, la littérature et la chanson. Et pour pouvoir les faire communiquer les unes avec les autres, et du fait de la complexité apparente de la tâche, elle les pratique avec une ferveur quasi-religieuse. Pourquoi affublé-je donc son engagement d’un tel qualificatif ? Et bien, parce que, à sa façon d’aller pêcher le chaland - quel qu’il soit et où qu’il soit - avec son micro de pèlerin pour qu’il « morde à l’âme-son », on a vraiment le sentiment qu’elle prêche pour une paroisse dont les valeurs seraient l’ouverture, la compréhension et la quête de l’autre, le partage et l’amour : une évangélisatrice, vous dis-je, mais dont la bible serait l’articulation de ses mots à elle avec toutes ces idées-là… de la poésie, quoi !
Mais, j’ai bien conscience que, en la dépeignant de cette façon-là, on pourrait très bien se dire que tout ceci est forgé de bons sentiments et qu’il y aurait une forme de naïveté dans cette manière de défendre ce mode d’expression-là. Hé ben… pas du tout ! Et veuillez cesser d’avoir ce petit air condescendant, je vous prie : on vous a déjà prévenus qu’on était là pour décoller les étiquettes !
Alors, certes, la poésie de Julie Rey est pétrie de jolis sentiments : « Serrons-nous, serrons-nous plus encore, tenons nos mains juste pour… Et serrons juste pour… que rien ne parte à l’instant. » (Calés) Ou bien « Les hommes sont si beaux quand si touchés il se laissent aimer, la vie au-dehors les recouvre alors de baisers. Ensemble, nous marchons en apesanteur, là où reviennent nos rires d’enfants, fidèles sans peur, là où se hissent tous nos courages à la bonne heure. » (Les hommes sont si beaux) Et comme elle le dit fort à propos dans l’un de ses intermèdes bien sentis, « Je suis beaucoup trop optimiste, je pense comme Dostoïevski que c’est la beauté qui va sauver le monde. »
Mais, elle est également « punk à l’intérieur » : « On n’est plus obligés de faire semblant, plus obligés de rire aux éclats si les éclats nous percent le cœur. Plus obligés de faire comme si de rien n’était, de faire comme si nous n’étions pas incandescents, pas consumés de la chaleur de tous ces moments laissés en suspens, pas réparés, pas complètement. » (On n’est pas obligés) On est donc bien là dans une forme d’humanité qui parle à beaucoup d’entre nous, tout simplement parce qu’elle n’est pas juste béate, mais également empreinte du sel qui, jeté sur les plaies parfois béantes de notre existence, les attise pour mieux les cautériser : « Comme tout parle la même langue et comme la peur est exsangue, quant à marcher sur la canopée, à l’équilibre, nous osons avancer. Comme tout parle la même aubaine et comme la mauvaise foi crache sa peine, quant à boire sans honte les calices, nous colmatons tous les délices. » (Que personne sur le fil ne tombe)
Pour autant, parler uniquement de la plume de Julie Rey serait ne pas rendre justice à la justesse d’un véritable spectacle où, en plus de l’adresse directe de l’autrice au lectorat suspendu à ses livres, il y a l’attention du public suspendu à ses lèvres. Mais aussi, bien entendu, la tension d’une musique chaleureuse et pertinente tissée à tous ces mots d’esprit ouverts sur le monde. Car l’écriture harmonieuse d’Adrien Desse, comparse fidèle et de longue date de l’écrivante, mais aussi multi-instrumentiste (basse, percussions, clavier, chant, jeu), permet à la proposition d’être irriguée par un langage musical autorisant cette poésie à s’exprimer autrement, en chanson. Car, en plus de jouer de la guitare électrique, Julie chante ses textes avec une voix droite et équilibrée, qui nous permet de les percevoir avec un ressenti différent que s’ils étaient simplement dits. Et les deux derniers drilles de ce quartet original, Mariette Flocard (trompette, chant, jeu) et Charles Guimier (trombone, chant, jeu), apportent à ce spectacle touchant les griffes de beauté, d’humour, de brillance et d’impertinence, qui ne lui manquaient certes pas, mais qui contribuent à le rendre encore plus complet et efficace !
Et si, dans ce papier, j’ai souhaité lier « Le courage » de la Compagnie des Petits Papiers au spectacle du duo breton Les Abeilles Aussi, c’est parce que j’ai également ressenti – chez Anne Pia (l’autrice-compositrice-chanteuse) et Françoise Tettamanti (la pianiste, également aux arrangements) - ce même ineffable besoin d’articuler leurs envies à une liberté revendiquée. Mais que, pour parvenir à ce Graal, il fallait, là encore, prendre le temps. Ou plutôt prendre LES temps : celui d’être, celui de respirer, celui d’observer, celui de réfléchir, celui d’analyser, celui de re-réfléchir, celui de tenter une proposition, celui de la rater, celui de la corriger, celui de la reproposer, celui de la foirer à nouveau, celui de l’amender, celui de la tenter une nouvelle fois,… Bref, après les avoir mûrement pesées et pensées, ces deux femmes assument leurs chansons avec l’assurance d’une maturité assise sur leur expérience de vie. Et parce que, ayant décidé de ne pas céder aux sirènes de la précipitation moderne, et en « CONTREpoint » de celle-ci, elles les ont laissées mijoter au feu doux de leur foyer breton pour les rendre délectables. Et il faut bien reconnaître que ainsi relevées, elles ne manquent pas de celte…
Ce duo s’est construit au fil des dix dernières années et, si les deux artistes se sont choisies mutuellement, ce sont pour d’excellentes raisons, dont une approche complémentaire de « tout ce qui peut faire une bonne chanson » : une histoire singulière, une patte littéraire pour la raconter, un style musical pour lui offrir un écrin adapté, des arrangements instrumentaux et vocaux pour la mettre en forme, une interprétation adéquate où voix et clavier se complètent à merveille,… Car les compétences d’arrangeuse vocale de Françoise permettent aux deux voix féminines de s’accorder à son toucher pianistique ondoyant et nuancé, occupant ainsi pleinement l’espace qui leur est offert grâce à un spectre sonore gorgé d’harmoniques.
Bon OK, la forme m’a plu… mais, en fait, qu’est-ce qu’elles nous disent ces chansons ? Hé ben, elles nous racontent le cycle de l’existence d’une femme ayant décidé de voir le monde à travers un filtre positif, même s’il est hors de question de taire les écueils, embûches et accidents qui jalonnent ce parcours. Et tout au long de ce récital fort bien construit en terme d’énergie, les dix-huit chansons d’Anne Pia qui le composent sont autant de tableaux impressionnistes qui, alternativement, avec lucidité, humour et profondeur, dépeignent les amours vibrantes, les ruptures blessantes, les lapins subis, la maternité choisie, la liberté revendiquée, les recettes ratées, la mort inacceptable, le rebond indispensable, l’espoir rayonnant, les incidents déconnants, les beautés de l’ailleurs, les combats batailleurs,… Et de courts intermèdes ayant le temps pour objet viennent toutes les quatre ou cinq chansons rythmer un tour de chant à la fois à la fois doux et épicé, dont le point d’orgue est, à mes oreilles reconnaissantes la chanson intitulée « L’ampoule ». Cette chronique poétique et maline du temps qui passe raconte les étapes de la vie d’une femme, au travers d’un incident domestique courant.
Vous aurez donc compris que ces deux spectacles ciselés que sont « Le courage » et « CONTREpoint » m’ont beaucoup plu et stimulé. Et j’ai voulu les réunir dans le même papier car tous les deux m’ont fait penser à ce que disait fort pertinemment Christian Bobin : « Le poétique, c’est avant l’écriture. C’est une manière d’être, une façon d’aller dans la vie, de taper avec le cœur sur le cœur de l’autre. Et d’ignorer tous les obstacles, d’aller tout droit. C’est avoir un langage différent de celui qu’utilisent ceux à qui on a donné les clés du langage, ces prétendus savants, ces experts de ceci ou de cela, ces économistes tristes, ces sociologues un peu énervés,… Le poétique, c’est aller du cœur au cœur. »
Le site de Julie Rey, c’est ici ; ce que NosEnchanteurs en dit, là. Le site des Abeilles aussi, c’est ici ; ce que NosEnchanteurs ont déjà dit d’elles, c’est là.
Julie Rey, Le courage – Compagnie Les Petits Papiers – Présence Pasteur (13 rue du Pont Trouca) du 04 au 21 juillet 2024 à 11H30 (relâche les lundis, mardis, mercredis)
Duo Les Abeilles Aussi, CONTREpoint, chansons mijotées - Théâtre de L’Incongru (56 rue de la Bonneterie) du 04 au 21 juillet 2024 à 14H (relâche les mardis)
Julie Rey, Le courage, audio
Les abeilles aussi, CONTREpoint, Bande-annonce
Commentaires récents