Philippe Crab, convolons à Coucou-les-nuages
Nous avions laissé Philippe Crab dans ses pérégrinations surréalistes au sein des marais où se croisaient dieux et déesses, héros et sirènes dans une nature gémissante, croisant pour la première fois Mashuk errant dans les bois, s’envolant dans d’extatiques brumes vers un violet empyrée, Ridyller Rasitorier Rasibus (2015).
L’album fut bientôt suivi en 2016 de Fructidor, où gonflaient des fruits de fin d’été déjà trop mûrs, dans une langue inventée où dans des mots français assemblés aux sons des voyelles, consonnes et onomatopées rockeuses et grinçantes, où se mêlaient mots d’allemand, d’occitan ou de latin, bruits et cris de la vie divers, écouter l’envoûtante Messidor qui semble quelque poème d’ancien françois, tout compte fait la plus compréhensible et drôle de l’album !… Plusieurs instrumentaux, une expérimentation de mots et de sons dans les couloirs du temps, de la garrigue habitée, aux parcours virtuels de jeux de mots, sur des cordes de guitares tirées, frottées, frappées dans une grand désordre ordonné du Crab en liberté. Comme si les hommes ayant abusé de celle-ci, des dieux leur eussent enlevé le pouvoir de communiquer en langue intelligible, de cette Babel qu’on retrouve dans Le nom de la Rose.
Les Asphorjonbadèles où je me plais à entendre asphodèles, le plus beau nom pour la plus belle fleur des garrigues, et pourquoi pas jobar[d] ou barjo : « Des vaches enfin de qui se moque-t-on ? ». Plaisir d’abandonner toute logique et de le suivre dans le jeu, le je « ergo sum » des mots et des sons même si l’on s’éloigne de la chanson, quoique n’a-t-elle pas plus de sens (au pluriel) pour nos oreilles que certaines yaourteries en anglais… L’humour toujours au coin de l’absurdie avec cette dernière chanson intitulée Épifini, seul mot - que l’on peut comprendre aussi Épiphanie – de la chanson qui caquette, couine, grince et bruisse diversement…
En 2017 paraît en K7, numérique et CD un ouvrage en duo avec Antoine Loyer, Chansons fraternelles, collection de textes coécrits et composés de 2013 à 2016, plus quelques cartes postales glanées par Aurélien Merle, et quelques textes invités (Léonore Boulanger, Antoine de Caunes). Le même esprit souterrain « deux chiens dans le même terrier », le même Minier y règne, sur des chants psalmodiés où le kalimba, l’accordéon et le mélodica côtoient les guitares des deux « frères » et le rommelpot d’Antoine ou des Enfants de la Hulpe, cet étrange tambour en creux médiéval.
Puis avec Jean-Daniel Botta, complice de toujours, c’est un livre qui sort, aux éditions Louise Bottu, En pays d’Aase. « Lieu liminaire, voué au nouveau départ, Aase n’est pas dépeuplé : Miggen, Brîlûk, Mijn, Supérette, Hermès aux santiags ailées ou la jument Photomaton y forment des hordes d’incurables. »
Après cette période d’intense activité vient sans doute un reflux, aggravé par la période du confinement qui a sidéré tant d’artistes tout en suscitant chez d’autres des créations insoupçonnées. Toujours en période de bardo, cet état intermédiaire bouddhiste entre différentes étapes de vie et de mort, entre page blanche et chanson, Philippe Crab reprend sa plume bleue en 2024 pour dépasser ses limites, sinuant entre terre et ciel : « sur le bleu velours court une flamme en soie vermeille ».
Onze titres où chants d’oiseaux et psalmodies d’enfants (les siens, Cléo et Joseph), dans des bois ailés où deux ramiers enfantent dessous les rameaux, croisant tout un aréopage de dieux et de déesses, nous bercent de leurs clarinettes et trompettes, « tout doux tout doux doux… » à Coucou-les-nuages. Depuis la chanson titre jusqu’à la finale Bardodo, le tout arrangé par l’indispensable Jean-Daniel Botta.
Non nous ne serons pas des bibliomanes mis au supplice par le verbe affolé de Philippe et son branle-bas labial, même s’il cherche à nous faire passer le Styx pour rejoindre Perséphone. Nous sauterons plutôt le sot sujet pour nous rallier à son totem, suivre le focalisateur dans ses méandres, « ô vieum’ ! ô dion’ ! cornes d’abon ! / cornes d’abon ! cornes d’abon ! / ah bon ? / je suis un focalisateur / à midi badent les silences / dans le bois qu’éreinte l’ardeur », hors de ses limites, joindre le jardin aux nuées et tâter l’infini de sa plume qui se gausse, dans le Bois de V « nous rassembler dans l’extrême occident ! / l’extrême occis dans / l’extrême oxydant », retomber sur Mashuk qui s’en va-t-en guerre (ne sait quand reviendra). Si vous avez tenu jusque là, la mémoire vous reviendra peut-être avec Mnémosyne, et vous retrouverez la vérité et l’Éléattitude : « elle est / elle est hâte aile / éléate elle est ».
Ses logogriphes et autres holorimes dansent au son des cuivres et des chœurs et stimulent les idées. Fin lettré, il cite mythologie et philosophie antiques, poésie de Mallarmé, tragédie latine de Sénèque « Comprecor vulgus silentum vosque ferales deos - [Je vous supplie, foules silencieuses et vous, dieux de l'enfer... ], NDLR », détourne fabulistes et prophètes, berce nos sens ébahis et ravis d’une balade musicale et textuelle. Abandonnez votre logique cartésienne et suivez plutôt les dieux et les oiseaux sur le chemin, une fois rentré(e)s dans la danse vous ne pourrez plus la quitter.
Philippe Crab, « Coucouville », Le Saule, 2024, un très bel objet qui plus est.
Le site de Philippe Crab sur Bandcamp, c’est ici , pour les albums précédents ; pour Coucouville et les albums en commun, sur le Bandcamp du Saule, là (vous pourrez y surfer sur les paroles et vous y procurer l’album ) et sur Le Saule, là. Ce que NosEnchanteurs on en a déjà dit, c’est là.
« Coucouville » audio
« Focalisateur » clip
« Bleu velours » audio
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