Eurovision : et pourquoi pas ?
Cela faisait des lustres que je n’avais pas regardé cette grande fête annuelle de la chanson qu’est l’Eurovision. Pas que j’avais totalement coupé les ponts avec ce spectacle, puisque chaque année je m’en faisais un petit résumé via YouTube. Mais cette fois-ci, je me suis fait la totale, en direct, du début à la fin.
Verdict : n’en déplaise à ses contempteurs et aux tenants de la bonne chanson française, j’ai passé une très chouette soirée !
L’erreur serait d’attendre davantage de l’Eurovision que ce qu’elle peut (veut ?) donner. Evidemment qu’il ne faut pas suivre ce show en espérant y découvrir le prochain Brassens ou le nouveau Dylan. Le créneau de ce concours, c’est la chanson de détente, faite pour danser, sauter, chanter en chœur. Et pourquoi pas ?
Dans cette optique, l’Eurovision donnait jadis dans la bluette insignifiante et fraîche ; on est tombé aujourd’hui dans l’électro-pop. L’image ringarde que beaucoup ont conservé de cette institution ne se justifie donc plus vraiment : le son des morceaux est justement à la pointe de la modernité, tandis que les machines et le phrasé rap s’arrogent la part du lion.
La qualité des chansons a suivi ? Chacun jugera selon ses goûts, mais l’uniformisation n’est plus de mise. Entre le rock gothique criard de l’Irlande, la pop balkanique de l’Arménie, la techno-pop aux accents orientaux de la Grèce, les envolées rock de la Norvège ou la chanson d’Israël qu’une Lara Fabian aurait pu interpréter, il y avait matière à satisfaire bien du monde. Pour quelques chansons interchangeables (Chypre, la Géorgie et l’Autriche semblaient s’être adressés au même fournisseur), d’autres donnaient dans l’humour (La Finlande et son mec à poil), l’émotion (le Portugal et son fado modernisé, la Serbie et sa jolie ballade) ou même la provoc (la Grande-Bretagne et son chanteur sorti des boîtes gays hardcore). Bref, bien malin celui qui pourrait dire aujourd’hui, comme ce fut le cas jadis, « c’est une chanson du style Eurovision ».
Bien sûr, inutile non plus d’espérer retrouver dans ce choix de morceaux les caractéristiques du pays représenté. Seuls quelques échos peuvent parfois rappeler les racines des artistes. Est-ce un mal pour autant ? A-t-on vraiment envie de regarder l’Eurovision pour entendre de la mandoline italienne ou du bouzouki grec ? De même qu’il ne me paraît pas si regrettable que la plupart des pays aient abandonné leur langue pour l’anglais, qui est la langue de l’électro-pop, Eurovision ou non. Apprécierait-on forcément davantage la chanson suédoise si elle nous était interprétée dans la langue de là-bas ?
De toutes manières, indépendamment des chansons, le plaisir pris à regarder l’Eurovision vient avant tout de l’extraordinaire show qu’elle représente. Ça c’est de la télé ! Du barnum, certes, mais on en redemande. Chaque chanson est mise en scène et mise en valeur. Parfois dans le grandiose, avec la part de kitch qui peut l’accompagner, parfois dans la sobriété, mais toujours à bon escient. Revoyez les images des anciens concours, où l’on a l’impression qu’il n’y avait que trois caméras en action, et comparez avec une édition récente ! Jeux de lumières, pyrotechnie, effets spéciaux, décors, costumes, chorégraphies… : la variété des présentations est réellement impressionnante et fait passer les 25 chansons du concours comme une fleur. Bien sûr, après avoir établi son propre classement, difficile de ne pas vibrer lors de la proclamation des votes, où le suspense reste entier jusqu’au bout.
Avouons que la France n’a pas démérité et ressort de l’épreuve la tête haute. Slimane a fait preuve d’une grande maîtrise et a joué l’heureuse carte de la sobriété dans la mise en scène (lui et rien d’autre, avec même une finale a cappella). Son interprétation exemplaire a permis dès lors de passer outre les poncifs accumulés de sa chanson d’amour. Bon dieu, qu’attend-il pour se trouver un bon parolier ?
Et le vainqueur 2024, me direz-vous ? Vous le savez, c’est la Suisse qui l’a emporté, avec cielle qui se présente comme non-binaire, Nemo. Ça tombe bien, c’était mon favori. Une chanson osée dans la construction (pas du tout la chose facile qu’on sifflote sous la douche), variant les tons et les rythmes, exigeant un talent vocal certain, interprétée dans une mise en scène soufflante par un jeune gars/garce en jupette à l’air bien sympathique. Une sorte de Mika avec 15 ans de moins. On lui souhaite la même belle carrière.
Alors, quand sonnera l’heure de l’édition 2025 de l’Eurovision, ne détournez pas le regard par principe ou par préjugé. Jetez plutôt une oreille (et surtout un œil !) sur votre petit écran, la surprise sera peut-être au rendez-vous.
Pol de Groeve.
Quand je vous dis que, par essence, la Chanson est politique
par Michel Kemper.
Reconnaissons au moins à ce concours qu’il porte sans honte le terme de « chanson » alors que ce vocable est carrément banni de notre quotidien, comme s’il fallait l’éradiquer. Ça se nomme même « Concours Eurovision de la chanson » mais ça ne me semble n’être qu’un vague cousinage avec la chanson.
Chaque année, les pays d’une large Europe (qui, sans blague, va jusqu’à Israël et l’Australie) participent à cette joute où la chanson n’est qu’un prétexte : c’est de plus en plus le triomphe de l’idée nationale dans, paradoxalement, un nivellement des cultures, une mondialisation qui s’y affiche fièrement, au profit de la langue du commerce : l’anglais.
A quelques villages gaulois près (dont la France), chacun y abdique son identité, sa culture et sa langue pour performer à égalité avec les autres pays et s’adjuger le maximum de voix.
Bien entendu, comme les jeux olympiques, la manifestation est censée être apolitique. Ce qui signifie, en novlangue, qu’elle est foncièrement politique : les exemples jalonnent les éditions passées. Comme celle qui vient de se dérouler.
Si elle est politique, ce n’est particulièrement pas du fait des organisateurs, qui tentent comme ils peuvent d’éteindre les velléités de cet ordre. Non, si elle est politique, c’est par la nature même de la chanson qui, avant d’être la célébration de l’amour, est d’abord et depuis toujours un support d’expression, de luttes. De nationalisme aussi. L’injonction des organisateurs faite à la candidate israélienne de modifier les paroles de sa chanson, de transformer October rain (« Pluie d’octobre », ce n’est pas innocent) en Hurricane, (« Ouragan », une chanson bien nommée pour affronter la tempête) est vaine : même si elle avait troqué le texte d’origine par l’annuaire du téléphone, la matrice était la même : la chanson était déjà devenue symbole, arme politique.
Si Israël a eu peu de voix des jurys de chaque pays, c’est par le vote des téléspectateurs qu’elle a failli, de peu, se hisser dans le tiercé de tête. Pour le public qui a parfois voté jusqu’à 20 fois (les appels en ce sens sur les réseaux sociaux furent très clairs, de la part de la société civile comme des politiques) pour Israël, c’était un vote de soutien, un soutien de guerre, bien plus qu’un vote d’adhésion à la chanson proposée. L’Ukraine, au final classée en troisième place, a pu elle aussi, bénéficier d’un tel vote de solidarité, d’empathie. C’est le public, les téléspectateurs votants, qui font de cette manifestation une tribune politique, renouant ainsi avec l’essence même de la chanson.
Outre le fait que je comprends mal comment un pays peut s’identifier à une chanson censée le représenter mais dans une autre langue que la sienne (c’est valable, hélas, pour la majorité des pays), je constate aussi le « clonage » des prestations : toutes ou presque dans un même moule. Ce n’est plus la « chanson » qui compte (surtout si on n’en comprend pas les paroles) mais l’effet visuel et sonore : le compositeur, le chorégraphe, le maître de danse, le maquilleur, le costumier, l’éclairagiste ont bien plus d’importance que le parolier. C’est en cela que ce ne sont plus des chansons mais, disons, des « productions télévisuelles » (au demeurant fort réussies, bravo !). Avec pour icône dominante la chanteuse, jolie voix et plastique irréprochable, et ses danseurs tous serrés autour d’elle. La chanson, au moins celle dans la « tradition française » qui donne une place prépondérante au texte, ne me semble avoir été représentée que, justement, par la France. Ce n’est pas de ma part un cocorico mais une constatation. Mais ce n’est pas important à mon sens : l’Eurovision de la Chanson peut se passer de la chanson : sa matière est autre, sa raison d’exister aussi.
Michel Kemper.
Nemo, « The Code » Grand final Eurovision
Nemo, « The Code » version acoustique
Slimane « Mon amour » Grand final Eurovision
Avec les versions du Final de l’Eurovision, j’ai mis en illustrations vidéo la version acoustique de Nemo pour montrer que ce n’est pas seulement du spectacle, et qu’il a un grand talent d’interprète, qui tire même parfois vers le lyrique (La flûte enchantée de Mozart par exemple). Où d’ailleurs fréquemment des rôles de femme sont tenus par des hommes et vice versa, dans une grande débauche de costumes, de décors et de mise en scène…
L’Eurovision est devenue techniquement un beau spectacle, qui tient du ballet, du défilé de mode, de la chanson certes (définition : texte mis en musique, souvent divisé en couplets et refrain, destiné à être chanté), du cabaret, de l’opéra. Dans cette dernière catégorie on ignore souvent les paroles et la véracité des intrigues pour s’intéresser principalement à la musique, l’interprétation, la scénographie, l’émotion…
Elle allie une certaine mondialisation mais aussi des passions nationales, on soutient son équipe comme au football, même si les membres de l’équipe ne sont pas des nationaux, et ici en chanson même s’ils ne chantent pas la langue du pays… Et pour ce qui est du concours, on sait qu’il est loin d’être neutre…
Effaré par tout ce qu’on peut lire (y compris de potes plutôt open au niveau des idées et même de gays !) sur le look « clownesque », « wokiste » voire « sataniste » (pour quelques chrétiens épouvantés), du lauréat suisse, j’apprécie de lire vos commentaires avisés. Quant à Slimane, je partage entièrement le point de vue de Pol. On se propose comme paroliers ?
En 1964, il y a exactement 60 ans, Romuald finissait 3ème de l’Eurovision avec la chanson « Où sont-elles passées ? » ( de Pierre Barouh et Françis Lai). Hugues Aufray, lui, terminait 4ème avec « Dès que le printemps revient » (de Hugues Aufray et Jacques Plante)
C’était une époque où l’on écoutait les chansons, où on ne les regardait pas… C’est probablement pour cela qu’elles restent imprimées dans nos mémoires.