Mehdi Krüger, à verbe haut, à bras ouverts
16 mars 2024, MJC de Venelles, L’Étincelle
De tous les chroniqueurs réguliers de NosEnchanteurs, j’étais la seule à ne pas avoir encore vu Mehdi Krüger sur scène. De l’avis unanime, de Lyon à Paris, de Barjac à Pourchères, jusqu’à Stavelot en Belgique : coup de poing, coup de cœur, coup de foudre. De celui qui électrise plutôt qu’il ne brûle. Cracheur de mots plutôt que de feu, voltigeur dansant tel cet Animal qu’il chante en nous, félin pour l’autre, « ni bien, ni mal / sang chaud sang froid chasse le cent fois / mais on ne quitte pas la jungle / quand la jungle est en soi ».
Côté jardin entre Ostax, alias Hocine Djouiria, avec sa guitare électroacoustique stylée, les cheveux disciplinés par un bandeau, barbiche et moustache de mousquetaire, c’est lui qui donne la composante musicale du duo. Il sait créer des ambiances musicales, orientales, rock, plus encore, des atmosphères, jouant, murmurant, chantant, suggérant… Vient Mehdi côté cour, d’abord se présenter à ces provençaux qui ne le connaissent pas encore. Eux se sont rencontrés il y a des décennies, les deux font la paire, se comprennent… à demi-mot !
Régler son compte au métissage qui enferme autant qu’il enrichit, une maman allemande qui lui donne son nom de scène, un père algérien à qui il doit son prénom, questionner l’identité : « Malgré cela je reste un arababstrait / Qui ravale sa fierté / Comme son père ravalait des façades ». Les idées jaillissent autant des mots que les mots des idées.
Certains entendent art…abstrait, pas faux, avant d’être chanteur-rappeur-slameur-danseur-poète Mehdi a eu une formation en Arts appliqués et histoire de l’Art, il a enseigné les Arts plastiques, créé des univers, des ambiances.
Ou bien arabe abstrait : « Demain, je pars au bled. Pour que quelqu’un m’explique pourquoi là-bas, c’est chez moi ». Parce que lui, il a passé son enfance en banlieue et son adolescence à la campagne, dans la région de Lyon, et que le bled lui était aussi exotique que pour nous. « Nostalgie de ce qu’on n’a pas vécu / Et colère face à ce qu’on est censé avoir vaincu ».
En banlieue quand manquent les mots ce peut être violent, mais à la campagne on est seul et on s’ennuie, et dans les deux cas les mots sont le recours. Inspiré à l’adolescence par le hip-hop américain pur et dur, il est passé du graff à l’écriture, et du rap au slam il y a déjà près de 20 ans, avec une identité de « sniper embusqué dans la littérature », tendance Asphalte. Quand seuls les mots sont des armes. Et même des passerelles entre les arts, les images, la danse, la poésie clamée comme le pratiquaient les troubadours, et tous les genres de musique.
Entre les gens : « Ouvre ma main / Voici une gomme pour tes erreurs d’hier / Un stylo pour celles de demain ». Mapping avec un plasticien, coécriture d’opéra, danse et poésie avec Abdou N’gom, évocation cinématographique de Rome avec Denis Rivet, slam avec un orchestre baroque, avec le Quatuor Debussy sur l’oratorio des dernières paroles du Christ de Haydn, cartes postales sonores avec le saxophoniste Lionel Martin, polyphonie poétique avec Babel Bach… ateliers d’écriture, d’improvisation : avec les mots du public il créera une histoire . « Faire danser les penseurs et penser les danseurs »…
Mehdi Krüger décline l’amour sous toutes ses formes, avec passion : addiction « Elle est ma vénéneuse / Mon amour par intraveineuse / Et comme chaque soir elle attendra / Que je lui ouvre mes bras », séduction – qui résisterait à ce caressant
« Viens… » - et incitation à l’audace : « N’emporte rien / On dort dehors (…) Et plus longtemps on sera vivants / Moins longtemps on sera morts », en rupture, avec cet aveu difficile, blessant : « Je te quitte (…) Je ne t’aime plus (…) On a perdu la guerre, c’est con / On avait gagné toutes les batailles / On s’attire trou noir / On sature troublant » ou en toute sensualité : « Entends-tu ce silence (…) Quand tes mains sur mes reins m’orientent au gré de ta mer intérieure ». Amour paternel aussi avec ses conseils à son fils, son bigorneau : toujours t’ouvrir… c’est dur de s’ouvrir…
Prendre le temps, « celui qu’on donne, pas celui qu’on prend » dans ce monde trop pressé, futile, « Si même un printemps ne peut rivaliser avec nos écrans… ». Partir en rêve au-dessus des toits : « À croire que le ciel unit / Ce que la terre sépare / La terre m’entoure le ciel m’attire / je rêve de me perdre aux vents » (Le Cerf-volant). Jouir de l’instant de grâce : « cet instant où toute la beauté du monde nous explose au visage » (Le jour se lève).
À côté de la toujours sidérante Une seconde avant l’impact, de la poignante Clandestinée, « Migrant, mi-homme », vient cette grande question sur le sens de la vie, où il imagine peut-être ses derniers moments avec cette sensation d’être graine en train de germer. Et toujours s’indigner, espérer, chanter cette parole que nul ne peut faire taire : « La parole est intraitable car plus dur sera le chhhut… ». « Ne pas ralentir (…) s’emplir de joie ». Être « des danseurs d’alerte dans un mouvement que rien n’arrête ».
Voix de velours ou cravache, lenteur ou urgence, indigné ou souriant, fort et fragile, mains ouvertes ou poings serrés, mer et ciel, eau et feu, tel est Mehdi Krüger homme de liberté. Tandis que les labels exigent qu’il n’y ait pas plus de quatre-cents mots dans un album, lui en fait jaillir autant dans une seule chanson. Chanson parce que ce sont des mots qui chantent, et que sans eux il ne peut y avoir de pensée. À croire que, comme dans 1984, le but est d’empêcher le bon peuple de réfléchir. Ce ne sera jamais le cas de ceux qui écoutent ce concert, qui vous stimule de 8 à 88 ans… et plus. De l’école à l’Ehpad, il ne s’agit pas de culture, mais de vie…
Le site de Mehdi Krüger c’est ici. Ce que NosEnchanteurs en a déjà dit, là. La Page facebook de Nicolas Blanchard c’est ici.
Actuellement il n’existe qu’un EP numérique Cinq titres de 2015 correspondant à ce spectacle, St-Germain-d’Après, mais on nous annonce un album de concert pour l’automne prochain. Le recueil des textes de Mehdi Krüger, « Seuls les vivants ont raison » est d’ores et déjà disponible.
En concert le 5 avril 2024 à La Maison de l’eau à Allègre Les Fumades (30) et le 1er juin à Vernon (27)
« L’arabstrait » Théâtre de la mer Sète 2016
« Le cerf-volant » France 3 2017
« Danseur d’alerte » clip Viméo 2023
Commentaires récents