Denez : ses gwerzioù, du disque au livre
C’est un beau et bon gros livre, couverture toilée et titre en embossage, volontairement configuré « vieux », qui trouvera naturellement sa place dans votre bibliothèque à côté des grands classiques. De fait c’en est déjà un.
Huit cents seize pages de gwerzioù dans leur breton naturel mais aussi traduits en français ce qui, pour les non-natifs de Bretagne, permet plus encore d’apprécier la poésie de ces longues et souvent douloureuses complaintes.
Rappelons, c’est toujours utile, à nos lecteurs néophytes ce qu’est une gwerz (au pluriel : gwerzioù) : la gwerz est une forme de chant traditionnel breton, chant monodique, art majeur qui remonte au VIIe siècle et n’a pas bougé dans sa forme, qui raconte des histoires tragiques, souvent liées à des événements dramatiques tels que meurtres, épidémies, famines, naufrages, guerres ou autres épopées historiques…
Quand je dis classique, j’ose même prétendre que ce somptueux livre peut sans mal côtoyer sur l’étagère le Barbaz Breiz (recueil de chants recueillis, paroles et musique, dans la partie bretonnante de la Bretagne au XIXe siècle, traduits et annotés par le vicomte Théodore Hersart de La Villemarqué), référence absolue de l’âme bretonne.
Denez (Prigent) tient avec raison les gwerzioù pour trésors hors du commun et, en en perpétuant l’écriture, contribue à sa manière, en disques et en récitals, à présent par ce livre, à la redécouverte et la préservation de ce mode d’expression. Témoins ces cent-trente six gwerzioù ici rassemblées, pour trente-cinq ans de travail d’une écriture entre toutes rigoureuse, correspondant à des règles non écrites mais bien codifiées. A l’identique ? Pas sûr : les spécialistes identifieront sans mal l’empreinte de Denez, même si le chanteur, par cette suite de poèmes, trempe sa plume dans l’encrier de ses ancêtres : l’amour y est pareillement présent, l’Ankou aussi.
Chaque œuvre est une plongée en une situation, des faits, des combats, des personnages, un événement. Comme ce Gwerz ar min (La gwerz de la mine) qui nous relate un coup de grisou à Divion en 1912 : « Et un homme dans la foule / De se précipiter alors vers la mine / Et une fois dans l’abîme / De chercher son fils […] Et d’enjamber les morts / Éparpillés sur son chemin / Et d’enjamber les cadavres / Hommes et chevaux entremêlés / Hommes et chevaux étripés / Déchiquetés, broyés sous les éboulis / Comme après une terrible bataille ! » La grande famine de 1932 en Ukraine, le massacre des Cathares en 1242, celui des Tutsis au Rwanda en 1992 sont d’autres drames qui nourrissent les vers bretons de Denez. Chacun de ces longs textes vous plonge dans ces drames, et se lit comme la fidèle relation de l’action, avec force détails. Si Denez, on le sait, en fait œuvre chantée (du chant, pas de la chanson), ces gwerzioù se lisent comme des nouvelles rimées dans lesquelles la musique est déjà pour partie contenue. Nouvelles prenantes, je n’ose dire haletantes, même si elles ne sont que crimes, drames, catastrophes. Rien qu’un rapide survol de quelques titres est une encourageante bande-annonce : Le Bourreau d’un jour, Les Os du meurtrier, Le Vin des morts, Les Trois soeurs assassinées, La Fontaine magique, Les Trois dragons, Le Vent de bataille, Les Noces funèbres… Tout un délicieux programme !
Denez, Gwerz Denez, Editions Ouest-France 2023, édition bilingue, 816 pages, 25 euros. Le site de Denez (Prigent), c’est ici ; ce que NosEnchanteurs a déjà dit de lui, c’est là.
Un artiste essentiel, une voix qui vous transperce, une sensibilité à fleur de coeur.
Denez a sa place dans les festivals de chanson francophone.
Merci Michel de nous rappeler l’importance de cette grande voix de Bretagne.