Off Avignon 2023, Cisaruk & Venitucci au cœur d’Aragon
17 juillet 2023, Off Avignon, l’Atypik
Un concert de chansons d’Aragon ? Si vous avez en tête Ferrat, ou même en premier Ferré, qui a contribué à faire d’Aragon un des principaux poètes du XXeme siècle en le mettant en musique, vous allez être surpris. Après une magnifique intro de David Venitucci, le compositeur unique du spectacle, à l’accordéon, ses douces variations parfois presque flûtesques, parfois respiration profonde, on commence avec Les mains d’Elsa – et non, pas les yeux – « Donne-moi tes mains dont j’ai tant rêvé(…) que je sois sauvé / Lorsque je les prends à mon pauvre piège / De paume et de peur de hâte et d’émoi ». Chanté, murmuré comme une plainte, sobrement debout au micro, on a certes l’impression d’être dans un caveau rive-gauche avec une chanteuse existentialiste, dame en noir à longue chevelure aux boucles de feu.
Mais très vite le passé toujours présent de comédienne de La Cisaruk, « La » comme on dit La Callas, prend le dessus. Tragédienne, danseuse, malicieuse, séductrice, inquiétante. C’est une séduction mutine qui ponctue le « Jaloux des gouttes de pluie / Qui trop semblent des baisers » sur les volutes de l’accordéon, le rythme de son soufflet entêtant, ou tout en légèreté sur « Elle s’arrête au bord des ruisseaux / Sa robe est ouverte sur le paradis ». Cisaruk mêle la profondeur de l’âme slave à la gouaille de la petite femme de Paris, à la dramatique de Brecht si souvent interprété, peut-être l’angoisse diffuse de l’humain aux multiples racines partout à sa place, pourtant sans cesse poursuivi pour d’obscures mauvaises raisons.
En chanson elle a interprété Vian, Barbara, Ferré, tous si français, tous venus d’ailleurs, avec les souvenirs familiaux d’autres cultures, d’autres religions. Et Aragon déjà, mis en musique par Ferré. Aragon, nom d’emprunt, enfant non reconnu, et pourtant parrainé par son père, marrainé par sa grand-mère qui était officiellement sa mère adoptive, frère de sa mère. Navigant dans ce XXème siècle de toutes les horreurs, la grande guerre et la génocidaire, mais aussi de l’émergence de toutes les libertés. « Autre fois tout semblait ne pas nous concerner » dit-il à propos de l’arrivée de la guerre. Entre religions, lame de fond communiste, arts picturaux, littérature, du surréalisme au réalisme social en peinture, au classicisme en poésie. Mais si les « voiles [de la divine élégie] sont pendus à son beau corps d’albâtre », il ne peut s’empêcher d’y mêler des étoiles « des vertes et des pas mûres,(…) un bateau / Des bonbons des fleurs / De toutes les couleurs ». Ça se chante avec un sourire retenu, et un accordéon qui fait manège. Entre les femmes de sa vie, et surtout Elsa, muse et compagne de plus de quarante ans, « Je suis devenu pour toi un monstre de fidélité » et une attirance avouée tardivement pour les hommes. Pacifiste, communiste jusqu’à l’aveuglement, résistant. Poète, critique, journaliste, écrivain, éditeur. Contradictoire. Humain. Pas étonnant que ce personnage si représentatif de ce siècle passé, sa poésie dada ou plus classique, fleuve, ait pu inspirer les plus grands…
« Qu’est ce qu’il m’arrive. Chaque mot que je dis me découvre (…) me trahit » dit la comédienne. « J’ai souvent essayé de m’imaginer la poésie / Comme le poing fermé qu’on glisse dans une chaussette / Histoire de voir s’il faut la repriser / Ou la grimace d’un enfant à soi-même dans la glace » chante la… à quoi bon tenter de les séparer. Chanteuse et comédienne sont désormais liées à jamais. Le feu clignotant de la voiture de police s’allume d’une main qui s’ouvre et se ferme. Une ambiance noire et angoissante surgit de la voix modulée, les lettres blanches retournées, Aragon à l’envers. Je ne tricherai pas. La vie est un jeu, « Rien ne va plus », mais aussi « Je dirai malgré tout que cette vie fut belle ».
Les poèmes psalmodiés plutôt que chantés fusionnent avec la musique. Venitucci, si distant, si présent, assis face au monde, visage presque impassible, levé vers le ciel de l’inspiration. Avec ce petit geste de la paume de la main, au coin de l’instrument, qui le fait frémir, vibrer, sans nul besoin d’effet électro. Le rythme qu’il donne sans aucun besoin de percussions. Le vent sans cuivres et les orgues sans tuyau, le manège sans le pompon, les émotions même sans les mots, les atmosphères sans décor. Souvent, Cisaruk plutôt que d’anticiper le poème, laisse la musique extraordinaire de son compagnon se développer, l’amener sans mot dire. Comme le disait Aragon, de ces vers « La musique en naissait au profond de mon sang », et celle de Venitucci s’en fait l’orchestre, conduit embrassé plutôt qu’à la baguette.
Pour ceux qui connaissent les « chansons d’Aragon », seuls quelques vers du discours (dans sa partie III, écourtée) leur rappelleront quelque chose. Ferrat y a puisé pour en faire une chanson « J’entends, j’entends », et le titre d’ « Au printemps de quoi rêvais-tu ». *
Chansons d’amour fou, chanson d’humour sur un accordéon guilleret, où la Cisaruk lâche prise, en vocalises et stridences lyriques, poèmes comiques, presque haïku, « Qui n’a pas son petit canard / Son petit pain / Son petit lupanar / Son petit bonheur son petit soleil / Son petit sommeil / Coin-coin », poèmes du souvenir annoncé par la mélancolie de la chanson de Craonne, respirée sur l’accordéon, « Un soir plus tard un soir de musique et de neige / On se demandera comment ce fut possible / Que l’épaule ait porté ce poids un soir plus tard ». Toute la complexité d’Aragon, la diversité de son style porté par le jeu époustouflant de la Cisaruk, par l’accordéon de Venitucci semblant voler de ses propres ailes, respirer de ses propres poumons.
Il faut souligner ce travail d’explorateurs, de défricheurs même, qu’ont réalisé Cisaruk et Venitucci, en collaboration avec Bernard Ascal, pour puiser à la source dans des poèmes d’Aragon, pour la plupart rarement révélés au grand public, et en tirer ce spectacle en tout point bouleversant, initiant toutes les émotions, avec les seules musiques de Venitucci. Laissons la conclusion à Aragon lui-même : « C’est une chose étrange à la fin que le monde / Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit / Ces moments de bonheur ces midi d’incendie (…) N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci / Je dirai malgré tout que cette vie fut belle ».
*Choisie aussi par Pandore dans le florilège que NosEnchanteurs a consacré à Aragon chez EPM, avec, pour Cisaruk « Un jour, j’ai cru te perdre » poème mis en musique par Léonardi.
Annick Cisaruk et David Venitucci, Qu’est-ce qu’il m’arrive, Aragon, L’Atypik salle 2, 11h25 du 7 au 29 juillet 2023 (sauf mercredis)
David Venitucci accompagne également Ariane Ascaride à la Scala Provence, 3 rue Pourquery de Boisserin, à 16h jusqu’au 29 juillet (sauf lundis) dans son nouveau spectacle Du bonheur de donner, le Bretch bienveillant et drôle, sur une musique de Venitucci
Le site d’Annick Cisaruk, c’est ici. Celui de David Venitucci, là. Ce que NosEnchanteurs a déjà dit d’Annick Cisaruk, ici.
Les titres choisis, Jaloux, jaloux ; Au ciel bleu croire (J’entends, j’entends) ; Une chose est sûre ne sont plus disponibles, écouter la Bande Annonce de Qu’est-ce qu’il m’arrive.
Mise à jour vidéos 26 juillet 2024
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