Gildas Thomas, chantiste du monde moderne
14 janvier 2023, MJC de Venelles
Après le succès de Parce qu’un singe s’est mis debout en 2009, événement s’il en fut, dont l’impact fut presque aussi grand que celui de l’Homme fossile de Pierre Tisserand immortalisé par le regretté Serge Reggiani, Gildas Thomas s’était consacré à des projets musicaux collectifs, avec Question de Point de Vue a cappella à 5 voix, et Conjugal, pièce de théâtre chanté sur le consentement dans le couple, ainsi qu’à un spectacle pour enfant, Globul’Rhapsodie.
Depuis 2008 où il était accueilli en début de saison par Bruno Durruty, alors président de la MJC, en partenariat avec le Festival de la chanson française d’Aix-en-Provence, il n’était plus revenu à Venelles, et bon nombre des spectateurs ne le connaissaient pas. Après avoir apprécié la magnifique orchestration de son dernier album, c’est donc avec une petite appréhension que j’attendais cette formule à deux guitares avec Stéphanie Blanc, multi-intrumentiste, arrangeuse et réalisatrice de l’album. Mais nulle crainte à avoir. Ces deux guitares (ah ces soli virtuoses !), sa voix, tour à tour puissante et douce, sa façon de siffler mélodieusement, les chœurs de Stéphanie, lui font tout un orchestre.
Mêlant habilement son ancien répertoire depuis son premier album de 2004 – Les robes blanches, démarrant a cappella, imaginant la surprise des jeunes mariées d’autrefois, livées à des appétits qu’elles n’imaginaient pas, est un titre particulièrement émouvant – jusqu’aux toutes récentes, Gildas Thomas nous a conduit sur son chemin qui est aussi le nôtre, avec un axe, les choix que nous devons faire tout au long de la vie (et déjà celui de venir l’écouter à Venelles).
Même ses premières chansons n’ont pas pris une ride, tant elles s’attachent à des questions universelles (Que faire s’il nous restait Cinq minutes à vivre, écrite dans les années 90…) tout en suivant de près l’actualité. Et d’ailleurs, difficile d’identifier les périodes d’écriture, à quelques détails technologiques près. Si les réseaux sociaux sont particulièrement visés dans le dernier album, il dénonçait déjà les sites virtuels de rencontre (Le marché de la séduction) quinze ans plus tôt…
La crise, on l’évoque depuis cinquante ans, les problèmes climatiques, si l’on y repense sérieusement, ne sont pas apparus en 2022, le voile fait débat depuis longtemps… Lui le traite entre empathie « Hélas vous êtes bien de celles / dont les grands-mères sans être putains / s’étaient battues pour vos lendemains » et fantasmes, Votre beauté anonyme. Et déjà, Je ne l’verrai pas posait la question des crimes causés au nom de dieux de légende.
Comme l’actualité, donc, depuis des décennies, n’incite pas toujours à la joie, il alterne ses chansons concernées avec un stand-up réjouissant d’humour parfois noir, tel ce placement de produit autour d’un petit lapin à qui il arrive bien des malheurs…, ou en chanson dans un répertoire qui l’apparente qui à Anne Sylvestre (Des langues de vipère, « La vipère est sûrement la langue la plus vivante » , chantée avec une virtuosité extraordinaire), qui à Nicolas Jules, Qu’est-ce que ça laisse comme papiers quelqu’un qui meurt : « Les enterrements sont si chers / Qu’ça donne pas envie de mourir »…
Le concert a d’ailleurs démarré sur cet Avant, que depuis des générations on trouve toujours plus beau (et paraît-il dès l’antiquité ) « Mais il paraît que l’arrière-vieux de mon vieux du vieux du vieux de mon vieux il disait déjà ça … ». Tendresse parfois cachée, qui s’exprime étonnamment dans cette reprise de la Chanson populaire (Ça s’en va et ça revient) de notre Cloclo, et surtout pour ces enfants qui grandissent sans qu’on les voit pousser (Ton premier texto, vieux déjà de quinze ans ! ). Empathie quasi militante, énergie, douceur, humour, et en rappel un tour au milieu des spectateurs, mené par Stéphanie, en « débranché », avec Les barrages, du deuxième album, « Cette envie d’grandir sans méfiance / Et tous ces rêves qui boivent la tasse », qui achève de séduire le public, complètement conquis par ce concert généreux. Gildas Thomas définit la chanson comme un art de la futilité qui a du sens. Un oxymore qui lui va bien.
L’ALBUM
Quelle satisfaction que d’écouter enfin un nouvel album personnel de douze titres quelque treize ans après Question de Point de Vue. Gildas Thomas n’a rien perdu de cette voix acide, au service de textes tout autant affûtés pour dénoncer les absurdités de nos sociétés, avec une grande inquiétude écologique. Mais sa voix prend aussi des arrondis plus doux à l’ écoute, quand elle se met avec tendresse au service de ces Invisibles, si essentiels et pourtant si méprisés. « Les inaudibles / Dont les parcours / Lavent nos vies (…) Tous les flexibles / Que les discours / Ont engloutis » Premiers de corvées plutôt que de cordées… Ou lorsqu’elle évoque avec affection tous les pères de ses amours passées, pour se rendre compte qu’il est à son tour père aux Tempes grises de l’amour de sa vie, son enfant.
Tout l’album est tendu entre ce côté incisif alterné avec cette voix suave, sans que son propos en soit affaibli. Je dirais presque, au contraire. Écoutez donc cette douce ritournelle sur les séminaires d’entreprise de ceux qui se croient indispensables (Les remplaçants).Ou les contradictions de ces « savants en chaussons » qui confondent La mousson et le crachin.
Côté autodérision, Gildas nous assure qu’il ne fera pas de chanson de rupture, et pourtant c’en est une, traitée avec une pudeur qui n’a d’égale que la fantaisie de l’orchestration cuivrée. Ou ce Pas rêvé, de celui qui a « tout vu tout bien vu ».
Original, il se met dans la peau d’une femme pour 24 h (Estelle), jeu déjà tenté dans des fictions américaines, tout en préférant… « son observatoire en terrasse ».
Côté dénonciation d’un monde absurde, la chanson que nous vous avons déjà présentée, Comment être heureux dans un monde de merde, est une synthèse de l’art de Gildas Thomas : entremêler de la tendresse (« J’me réveille dans tes bras »), de l’humour : « J’suis dans une AMAP / Et depuis mon canap / J’fais des dons et des pétitions pour les fleurs », faire des choix (les bons de préférence ) : « Mille tourments c’est un vrai parlement dans ma tête », garder espoir en restant lucide : « On n’est pas les premiers / On s’ra pas les derniers / À pleurer ». Côté forme, faire sonner les syllabes, pomme, somme, amap, canap… dans un langage d’une créativité poétique toujours inattendue, et conduire des mélodies mémorables, ou s’échappant en variations dignes des balades rocks des années 70, le tout richement mais discrètement orchestré : d’abord de belles guitares, rajouter basses, piano, clavier, programmations, cuivres et tout spécialement une superbe trompette, cor ou trombone, enrober de jolies cordes de violon, alto, violoncelle, sans oublier les percussions et les chœurs. Merci pour la qualité de ces musiciens.
C’est une jolie réussite que cet album complet et équilibré. On espère seulement qu’on n’attendra pas le prochain treize autres années…
Gildas Thomas, La Mousson et le Crachin, 2022. Le site de Gildas Thomas, c’est ici. Ce que NosEnchanteurs en a déjà dit, là.
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