Lénine Renaud, l’essence de l’Art pour tous
Nous les avions rencontrés en 2015, à la fête de l’Humanité. Lénine Renaud, le nom semblait bien adapté, mais il ne faut les confondre ni avec Léonid, ni avec Renaud, ni avec Line Renaud (également du Nord !). Il s’agit donc du duo, au départ humoristique, Cyril Delmote (guitariste, bassiste, joueur de banjo… ex Fabrice de VRP) et Franck Vandecasteele (ex Marcel et son Orchestre). Pour mémoire, les VRP ont exercé dans le skiffle, un genre inspiré tant du trad que du jazz, du blues et du country, mais en français. Il étaient cinq, à exercer leur humour rock « comme des frères Jacques sous acide » de 1988 à 1993. Marcel et son orchestre, eux, font dans le rock-punk politico festif depuis 1986 avec quelques interruptions.
Lénine Renaud, c’est certes un duo qui chante, mais à six, avec des musiciens pour jouer accordéon, contrebasse, banjo, mandoline, toutes sortes de guitares, harmonica et divers autres accessoires, qui arrive à produire un son rock sans électricité ni batterie. Après trois albums dont les titres déclinent les jeux de mots, Mets tes faux cils, deviens marteau (2013), Rue brûle maison (2015) et La gueule de l’emploi (2018), tout en poésie réaliste, engagée auprès des laissés pour compte, chaleureuse, iconoclaste avec des sons un peu manouches, un peu punks. Ce n’est pas par hasard qu’on les retrouve en première partie des Fatals Picards dans ce Visage de Dieu, chanson écrite après Charlie, ou en chemise rouge à dos de Mickey tels des Wriggles à l’assaut d’un escalier roulant de Gare (Trompé d’Escalier). Plein d’autodérision avec ces Faux jumeaux, ou reprenant avec tendresse Ma môme de Ferrat. Trois albums, mais beaucoup plus de scènes, une inspiration tant textuelle que musicale (C’est Cyril et Frank qui s’y collent, généralement à tour de rôle, et parfois avec la participation du reste de la troupe pour les musiques), deux voix un peu éraillées, un peu voilées qui s’accordent, de l’expérience, une plume incisive.
Pendant la grande parenthèse, où il a été répété que les artistes n’étaient pas essentiels, en un moment où l’on avait bien besoin de (se) prouver que l’homme n’est pas qu’un être individualiste assoiffé de biens matériels et de profit, jaloux de son voisin, haineux et complotiste, le duo, également fondu d’Art pictural, sevré de la fréquentation de ces lieux de beauté, de ressourcement que sont les musées, les salles d’expositions ou les médiathèques, décide de s’attaquer à un projet ambitieux : leur propre petit Musée.
Sous leurs doigts, plumes, micro, instruments et bientôt caméras, vont surgir douze titres qui forment une petite histoire de l’Art à leurs goûts et manières. Depuis les peintres rupestres qui ont tout inventé, le pochoir et l’aérographe, et qui contrairement aux artistes pédants, ne prétendaient pas survivre à leur mort, jusqu’à Leonor Fini, seule artiste féminine du lot, un peu en bonus, c’est le seul reproche que je ferais à leur choix. Portrait de la peintre plus que du sujet du tableau, pourtant saisi dans un superbe raccourci « Je ne sais plus si j’aspire l’oxygène / Ou si c’est l’air qui passe à travers moi ». Autre portrait d’artiste, sa vie, son œuvre, ce Toulouse-Lautrec à qui ils font un coucou amusé, dansant, provocant : « Car enfin c’est… – Toulouse-Lautrec ». Ou encore, l’inclassable Gaston Chaissac, « La vie te trame un lot de drames (…) Gaston, tu n’es pas fou, ton regard est tendre et doux ». Quand ils ne donnent pas la parole directement au blason de l’Origine du monde, se moquant autant de l’hypocrisie de l’époque, que de celle de nos réseaux sociaux (et des films porno) : « Pourquoi les esthètes / Qui n’ont pas l’air si bêtes / Se taillent et se carapatent / A la vue d’une … »
Mieux qu’un descriptif pour mal-voyant, mieux qu’une vidéo pour non-entendant lorsqu’il s’agit des clips – courts-métrages de création qui animent les tableaux sous les yeux émerveillés des visiteurs – ces chansons, suivant leur inspiration, décrivent le tableau, et jusqu’à son élaboration, imaginent un scénario derrière l’image figée et solitaire de Hopper (La femme au chapeau jaune), donnent parfois une version psychanalytique : « L’homélie cachée par Rembrandt / À sa femme et à ses enfants morts ». Les vieilles de Goya évoquent leur jeunesse passée, la solitude qui rapproche l’aristocrate et sa servante, « On ne dit pas « ¿qué tal? » à une fleur fanée ».
Le tout sur des musiques évocatrices, qui n’aspirent qu’à être dansées, la tournoyante mélodie de la bucolique Femme à l’ombrelle, Camille Monet et son fils Jean, le « petit moi », avec aussi des rapprochements inattendus. Une Ronde de nuit rythmée de guitare et de contrebasse où vient tourner un accordéon déchirant, un Radeau de la méduse sur une musique d’inspiration africaine : « Ooh Mais que fait cet homme au-dessus de la mêlée / Ooh Mais il est bien noir et j’en suis tout médusé ». Ou, traquant le pouvoir des religions : « Offrir de la peur / Pour vendre de l’espoir » (La chute des damnés) sur une musique country-western.
Une plume aussi alerte qu’avisée, concernée : « cette toile immorale (…) Une existence donnée aux parias, aux exclus (…) ce coquin de Géricault / Est abolitionniste ». Étant des Hauts-de-France, c’est aussi ce Combat de Coq vériste (Rémy Coghe) au gallodrome de Roubaix, qu’ils évoquent sur un rythme endiablé qui se rapproche du zapateado de leurs cousins hispaniques. Et dont ils démontent l’arrière-plan de misère et de vilains appétits de bourgeois voyeurs.
Pour qui aime comme moi le rapprochement entre les arts, et pour tous je pense, c’est une œuvre de salubrité publique, d’éducation populaire au Beau comme à l’analyse critique de la société que nous font là les Lénine Renaud. Indispensable.
Le petit musée de Lénine Renaud, At[h]ome, 2022. Le site de Lénine Renaud, c’est ici. Ce que NosEnchanteurs en a déjà dit, là. Le reportage photo complet de Vincent Capraro à Lille au Sébastopopulaire en Juin 2022, ici.
En concert jeudi 1er décembre au Café de la Danse à Paris. Autres dates sur leur site.
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