Léo Haag : le big band poétique de nos temps modernes
Liquide le piano, maritime ressac, chaleur des cuivres… C’est une grosse vague généreuse d’énergie-joie furieuse qui ouvre En chantier, premier album de Léo Haag !
Léo Haag est un « auteur, compositeur, conteur et poète », « pianomade » à la chevelure excentrique et au pied taquin, nourri aux terres d’Alsace et aux chemins nomades d’Afrique, des Amériques et du Brésil.
Tout ceci se retrouve distillé dans cet album sorti en mai dernier, longuement muri aux routes d’un spectacle qu’il ballade sur les routes de France depuis maintenant une petite dizaine d’années, précisément conçu, raboté, fignolé et serti « pour que des gens qui ne connaissent pas [le spectacle live] puissent avoir accès à ces chansons », me dit-il, sans qu’en soit fait « une simple captation ».
« Je joue au piano comme un enfant dans un bac à sable »
L’unicité de cet album est là : moi qui d’habitude m’attarde parfois aux textes seuls, les savourant bonbons à l’écart de l’écoute, mal m’en a pris ! Le parlé-chanté de ses mots ne se comprend qu’à la lumière des arrangements, du timbre-entrailles de sa voix, des profondeurs de musiques d’ailleurs, des respirations. « Jouer avec de très bons musiciens [Fred Guérin à la batterie, Jean Lucas au trombone et Jérôme Fohrer à la contrebasse] donne forcément envie de creuser et d’exploiter la musique », explique-t-il, entre deux cigales et le grondement d’une voiture solitaire sur route de campagne.Et d’ajouter : « m’étant attaqué à des textes assez vieux, ce qui me stimulait ici était de recréer la musique : j’ai eu un malin plaisir à réarranger et recomposer, à réinventer mes morceaux.
« Et si on rentre pas dans le moule / On rentrera dans le tas »
Mais parlons-en des textes justement ! Qualifié à juste titre de « manifeste, [et de] tentative de résistance poétique » par la chronique Jazz de France Musique, En chantier n’est pas que grandes œuvres musicales. « Livrer pagaille », « remuer ménage » – Léo Haag a le don de mettre en travaux le langage, « d’une conscience fusible et qui rigole acide », dans des textes d’une densité qui appelle à ce qu’on les réécoute.
Entre des titres de tendresse tendue – Tempête dans un encrier, qui évoque l’amour lorsque « nous n’avons plus la même orthographe/pour parler de notre faim », ou La Cigale au repos du « vent qui balaye en sifflotant / les soucis vagues de la veille / les lignes troubles d’un roman / qui boit la mer à la bouteille », il y a là quelques titres bien râpeux qui surprennent l’œil-oreille. Ainsi les incursions d’une « religion cathodique » ou d’un « mille-feuille conspirateur »…
« N’avoir pas peur de remuer un chaos [voici, je pense,] ma définition de la poésie, ou plutôt de l’acte poétique », décrit-il, citant le clown d’Henry Miller et Bernard Lubat au passage. « L’un des rôles de la poésie, je crois, ne serait pas tant de créer le désordre, mais plutôt de réinterroger l’ordre du langage ». On ne saurait être plus d’accord.
Sans avoir (encore) vu le spectacle déjanté de ce pianomade, me voilà donc réécoutant en boucle l’énergie du premier titre, véritable dose de vaccin peut-être, à ces temps où il est encore plus besoin que jamais de mettre en joie et à la question nos langages.
***
Léo Haag vient d’achever une tournée d’un spectacle pour neuf accordéons en terres bretonnes et pense « se mettre en jachère » un petit moment avant de réarpenter le monde.
Léo Haag, En chantier, 2021 (la version vinyle sort ce 10 septembre). Le facebook de Léo Haag, c’est ici.
« Le silence est un oiseau de nuit » :
ENTREVUE AVEC LÉO HAAG
Tu viens de sortir au printemps un premier album En chantier. À en croire le titre, il ne s’agirait ni d’un aboutissement ni d’un commencement. Pourrais-tu m’en dire plus sur ce qui a mené à cet album ?
Je pense que je suis un musicien qui vient clairement du monde de la scène, du spectacle vivant. Ça fait des années que je joue en solo un spectacle avec mon piano à queue que je trimballe et ces chansons écrites il y a déjà un bout de temps. Et j’ai eu envie de transposer ça sur disque, de donner une audience plus large à mes chansons. Et pour ce faire, je n’ai pas eu envie de faire une simple captation, mais de travailler l’objet sonore, pour que des gens qui ne connaissent pas puissent avoir accès à ces chansons.
Tout est parti, donc, du mot en chantier, du titre « En chantier »?; c’est ce titre qui a déclenché ma collaboration avec mes amis musiciens. Ce titre, je le joue en spectacle de manière très sobre, juste avec un tambour et voix. En version disque, j’ai eu envie de faire quelque chose de beaucoup plus généreux?; j’ai donc très vite pensé à la présence de nombreux tambours, de musique de rue, incarnée ici par l’aspect fanfare. C’est ce qui a motivé d’appeler mes copains musiciens pour les emmener avec moi sur ce fameux chantier?; et de se dire qu’à partir de là, si ce morceau trouvait certaines couleurs, on pourrait les développer sur d’autres morceaux existants et en faire un album. On a donc travaillé à quatre, avec Fred Guérin à la batterie, Jean Lucas au trombone et Jérôme Fohrer à la contrebasse, base sur laquelle se sont greffés des invités pour étoffer chaque morceau l’un après l’autre.
Le titre finalement est une espèce d’ode au chemin, aux tentatives, au fait d’être en train de faire, à l’expérience comme un prétexte de se mettre en route, toutes les richesses étant à mon sens sur le chemin, la solidarité, le fait de se lancer dans la bataille.
Depuis quelque temps, on voit les pianos sortir des pièces de concert, des pianos solitaires des gares, au piano aqueux du lac en passant par les tournées à vélo ou à pied de quelques auteurs-compositeurs-interprètes. En connais-tu certains ? Qu’est-ce qui t’as donné toi envie de faire voyager ton piano hors de sa scène de velours ?
Il y a deux aspects à cela. Le voyage du piano est apparu de manière assez pragmatique : j’ai eu des propositions pour faire le spectacle créé ailleurs, plus loin?; alors évidemment j’étais emballé, mais ça m’a paru plus simple financièrement et logistiquement parlant de proposer de venir dans ces petits lieux moi-même avec mon piano. De une, parce que les organisateurs n’auraient peut-être pas eu les moyens, et de deux parce que par rapport à ma manière de l’utiliser – en montant dessus, en jouant sur les cordes, en frappant le cadre, etc., j’ai pensé que ce serait des choses que les loueurs de piano n’accepteraient pas forcément ! De plus, on a sur chaque piano une manière spécifique de jouer : d’un piano à l’autre, les claviers sont similaires, mais l’intérieur n’est pas structuré de la même manière?; il y a donc des choses que je pourrais faire sur mon piano que je ne pourrais pas faire sur un autre piano. J’ai ainsi fait quelques dates avec mon piano dans le camion, et ça m’a beaucoup plu, ça a fait sens : le fait déjà de venir avec mon piano, ça racontait toute une histoire – une poétique – qui s’inventait de ce piano sur la route. Et pour le coup, sans rapport à une certaine mouvance qui existe, et qui est belle d’ailleurs ! L’autre aspect, l’autre motivation, est que j’ai toujours eu un rapport au voyage très fort?; et après la création du spectacle fin 2013-2014, je suis parti pour un long voyage personnel à pied et en stop pour une durée indéterminée, avec un accordéon et un carnet, un stylo et un nez rouge. J’ai fait un grand voyage d’à peu près un an qui finalement m’a mené en Afrique, au Brésil, d’autres pays. Quand je suis revenu, j’étais forcément débordant de cette envie de voyage. J’ai alors tenté de trouver une forme hybride à la scène en y insérant l’itinérance tout en lui donnant la couleur d’un projet artistique.
Tu laisses une grande place à la musique et à l’instrument dans tes chansons : dans « Pépé » par exemple, le piano se fait voix quand dans « Une cigale », tu emportes l’auditeur dans un quasi-instrumental. Il semble ainsi que les mots ne viennent à toi que lorsque la musique a fini d’exprimer ce qu’elle avait à dire. Est-ce une bonne interprétation ou suis-je complètement à côté de la plaque ?
[Rires] C’est le mystère éternel de la chanson. Tout part du texte sauf pour les instrumentaux, comme les titres que tu mentionnes. Tous mes textes sinon ont été écrits à ce que j’appelle « l’école Brassens », avec un grand cahier à petits carreaux en écrivant des pages et des pages, comme un artisan, jusqu’à trouver un équilibre qui semble acceptable. Tout part donc du plaisir d’écrire et de trouver ensuite la musique qui va le soutenir. Ici, la musique prend effectivement de la place pour plusieurs raisons : la première, c’est que je ne voulais pas faire une simple transposition piano-voix du live car je voulais que la musique puisse être reçue relativement facilement. En effet, plusieurs des textes ne sont pas vraiment chantés, sont très denses, et s’ils ne s’adressent pas aussi au corps, je trouve ça un peu rugueux, difficile. La deuxième, c’est que jouer avec de très bons musiciens donne forcément envie de creuser et d’exploiter la musique. Enfin, m’étant attaqué à des textes assez vieux, ce qui me stimulait ici était de recréer la musique : j’ai eu un malin plaisir à réarranger et recomposer, à réinventer mes morceaux par le biais de la musique. Les instrumentaux ont aussi fonction pour moi d’une respiration à côté de textes très denses.
Un poète que j’ai lu récemment dit que l’inspiration est un mauvais mot pour décrire le déclic du poète, qu’il s’agit plutôt de saisir une sensation – un moment – et de cette tentative de décrire cette dernière le plus précisément possible par les mots. Que penses-tu de cette redéfinition de « l’inspiration du poète » ?
J’essaye de donner corps à des sensations?; je joue au piano comme un enfant dans un bac à sable, de manière très empirique et j’essaye de donner corps à ça. Je suis ainsi entièrement d’accord avec le côté sensation : visuelle, poétique… je ne sais pas quel sens, mais c’est vraiment donner corps à la sensation sans la pervertir, comme un peintre, en espérant que d’autres puissent entrer dans la sensation. Et si d’autres n’y entrent pas de la même manière que je l’avais conçu, je crois que ce n’est pas si grave. C’est d’ailleurs le propre de la poésie : que chacun puisse l’entendre et la traverser à sa manière. Je ne cherche donc pas l’univocité. Par contre, pour moi, le mot « inspiration » me touche quand je le prends au sens premier, c’est-à-dire d’inspirer [prend une inspiration] et d’expirer, et là ça ramène au corps, au fait de vivre et à cette notion de se dire que les choses sont là, et les inspirer, c’est les faire entrer en soi, s’en nourrir, bref c’est comme ça qu’on vit !
Livrer pagaille, remuer ménage, des papiers froissés et une écriture à la main… tu as des expressions qui défont les habituels nœuds du langage. Quel lien entretiens-tu avec les mots ? Y aurait-il là un besoin de désorganiser le langage pour réarranger le réel ?
Ah, là, on arrive sur un terrain qui me touche beaucoup qui est au cœur de mon travail, alors ça risque de ne pas être facile à décrire. Est-ce une volonté de désorganiser ? Peut-être… Mais ce n’est pas tant un objectif qu’un outil ou un moyen pour moi. Livrer pagaille, le titre de mon spectacle, est en effet un titre manifeste qui décrit l’intention de se jeter dans la bataille corps et âme, et de ne pas avoir peur d’en faire trop, que ça déborde, de remuer un chaos, se dire que l’acte c’est ça et que la création va émerger d’elle-même, que la poésie va surgir d’elle-même. C’est une sorte de procédé dans lequel j’ai confiance ou, en tout cas, c’est le chemin que j’essaye de suivre?; ma définition de la poésie… ou plutôt même de l’acte poétique : c’est vraiment l’acte poétique qui m’intéresse. Je crois que c’est Henry Miller qui disait que le poète est un clown en action [« Le clown, c’est le poète en action », trad. Georges Belmont]. L’un des rôles de la poésie, je crois, ne serait pas tant de créer le désordre, mais plutôt de réinterroger l’ordre du langage?; c’est peut-être ce qui apparaît lorsque deux mots qu’on n’avait pas l’habitude d’avoir ensemble s’entrechoquent : quelque chose se produit, un espace s’ouvre, des résonnances se créent et font sens, un nouveau sens. Il y a une phrase d’ailleurs, dans le court-métrage qui résume bien ça : « L’acte poétique est un choc, un big bang, une chute, une naissance, la poésie est un lieu de résistance ». Voilà ce que j’essaye de suivre, et qui me rappelle le texte d’Henry Miller : un éloge de la chute. C’est une démarche qui me tient à cœur. Bernard Lubat [grand musicien de jazz], une autre de mes influences, dit que quand on fait de la musique, quand on improvise, quand on fait de la poésie, il s’agit d’aller vers l’inconnu de soi plutôt que de rechercher la perfection de soi. Je pense qu’il faut en effet plutôt se soucier de jouer, d’explorer, de se découvrir, d’expérimenter.
Quand on écoute et voit (les couleurs chatoyantes, les textes à la main, le clip) l’album, la première chose qui frappe, c’est cette joie furieuse, mais aussi cette tendresse furieuse qui s’imposent au cœur. Et là au milieu, oh, une chanson – L’ogre d’église – qui tire dans le tas à la soude caustique ! Pourquoi ne proposer qu’un seul échantillon de votre côté un peu plus sarcastique ?
Pour moi, une certaine conscience politique de la part de l’artiste est en effet important, mais c’est aussi un équilibre très délicat à trouver : trouver le bon espace pour la bonne parole n’est pas toujours évident. J’essaye de faire mon funambule là-dessus, en alternant histoires intimes et histoires un peu plus sociales, comme « En chantier », « L’ogre d’église » ou « Rikiki ». Pour la joie, c’est aussi un mot très important : je considère la joie comme un outil très précieux. On pourrait même dire « une arme ». En tous cas, j’ai entière confiance dans le pouvoir de la joie. J’essaye, la mienne, de l’arroser du mieux que je peux pour m’en servir. Quant à « L’ogre d’église », il s’agissait de réconcilier la gravité du propos avec le plaisir de l’écriture et l’humour?; et c’était important pour moi que cette chanson fasse partie du disque, pour donner un paysage large, montrer aussi le côté rugueux… rappeler que les mots peuvent aussi être des flèches et que la parole peut mettre le doigt sur quelque chose. Pour moi, il y a aussi « Rikiki », un texte sûrement un peu plus surréaliste, mais qui à mon sens, développe aussi ce côté rugueux qui fait partie de mon univers. J’écris régulièrement sur des sujets plus « graves », mais il y a toujours un processus de se demander si cette chanson peut prendre place au sein de quelque chose, et prendre forme.
Et la suite ? Un spectacle avec tes musiciens ?
Pour le moment, c’est très ouvert. Je pense continuer à jouer en solo, ce que j’ai fait en juin-juillet, car cet univers collectif de l’album et solo du spectacle sont deux choses très différentes. Livrer pagaille en solo est beaucoup plus un spectacle qu’un concert ! C’est le fruit d’un long travail réunissant la présence, le corps, le jeu du comédien, la notion de conteur et le rapport intime entre moi et l’instrument, et transposer ça avec mes amis musiciens qui n’ont pas forcément cette même expérience serait quelque chose d’autre. En ce qui concerne les concerts à venir, c’est une période un peu particulière en ce moment?; j’ai joué cet été avec des reports de date et pour le moment, je me sens un peu le besoin de me mettre en jachère, en repos. La situation est tellement instable que je me permets de m’autoriser un petit temps avant de décrocher mon téléphone et prévoir la suite des représentations. Je joue en parallèle avec d’autres groupes et spectacles sur des choses qui n’ont rien à voir, mais avec le piano, il faudra attendre un petit peu. D’autant qu’avec le passeport sanitaire, tout le monde n’est pas libre d’assister à mes concerts. C’est une sacrée question à laquelle il n’y a pas forcément de réponse simple et binaire, mais face à laquelle on est obligé de se positionner. Alors pour la tournée avec piano, ce sera sûrement pour l’hiver prochain. Mais ce qui est sûr, c’est que je retournerai jouer car j’adore ça ! Voilà pour la suite… la suite [rires]… continuer à essayer de trouver sa place dans le monde et de voir comment la poésie s’insère là-dedans, continuer d’écrire, d’inventer des choses !
Commentaires récents