Sur Napoléon et la chanson…
« Le dos voûté, toujours dispos,
Figure blême,
Sans diadème,
Petite de taille et le front haut,
A la forme de son chapeau
Reconnaissez-vous le héros ? »
(Portrait de Napoléon, sur l’air de Rendez-moi mon léger bateau)
« Je vais vous chanter quelques traits
De notre fameux capitaine,
Qui fut empereur des Français
Et qui mourut à Saint-Hélène. (bis)
Il aimait beaucoup les combats
Et n’était pas fier à la guerre,
Il partait avec les soldats
Et mangeait leurs pommes de terre »
(Les pommes de terre de Napoléon, sur l’Air de l’Angélus)
Telle des images, pieuses ou d’Épinal, parfois les deux, la chanson a longtemps été confinée à la seule propagande du pouvoir : comme ces images, elle pénétrait au cœur des maisons. Mais pas n’importe quelles chansons : il fallait qu’elles soient au mieux agréés, au minimum tolérées par le pouvoir. Gare à celui qui écrivait et chantait d’autres vers que ceux validés par la censure…
En ces temps de bicentenaire de la mort du despote Napoléon 1er, les plumitifs sont de la fête et sur les plateaux télé : il convient de célébrer le courage, les vertus et la grandeur d’un homme petit. L’Histoire de France a toujours été modelée par les pouvoirs en place. Jupiter aurait-il des rêves impérieux et impériaux, toujours est-il que c’est à la célébration de Napoléon qu’il s’est attelé, non à celle de La Commune. Et nos grands médias servent ce brouet qui célèbre la grandeur du pays.
Le texte du livret de ce disque des Lunaisiens (lire ci-contre la critique de cet album par Robert Migliorini) peut laisser à penser qu’il n’y aurait eu, peu ou prou, chez les chansonniers, que des laudateurs de l’empereur. Et que s’il y a eu sévices, répression, c’est envers eux (et seulement eux) après coup : « nombre de chansonniers furent de fervents défenseurs de l’empereur, continuant de sanctifier son image dans des caveaux secrets sous la Restauration – alors que l’on sanctionne ceux qui chantent des refrains comme Les Souvenirs du Peuple et Sainte-Hélène de Béranger ou le fameux Te souviens-tu d’Émile Debraux… »
Attention à ne pas réécrire l’Histoire, outrageusement la farder pour la faire coller au « récit national » du moment. Certes il y eut des chansonniers acquis à l’empereur, au premier rang desquels l’immense Pierre-Jean de Béranger, notoire bonapartiste. Mais il y eu sans doute tout autant voire bien plus de détracteurs du tyran parmi la gent chansonnière. Napoléon est responsable de la mort de tellement d’individus (on estime que trois millions d’hommes et de femmes seraient morts durant les seules guerres napoléoniennes) que quelques centaines de rimailleurs poètes contestataires, des beatniks d’avant l’heure, ne pèsent pas bien lourd dans une telle comptabilité. Mais il faut que ce soit dit même si ça entache la « légende ».
Ni Bonaparte ni Napoléon ne semblaient supporter les chansons qui éraillent, doutent, contestent, nient. Il ne s’en fallait pas de beaucoup pour encourir les foudres du dictateur. C’est ce qui arriva au chansonnier Desorgues, enfermé à l’asile des fous où il finira par mourir, au seul crime d’avoir écrit une chanson dont le refrain disait : « Oui, le grand Napoléon / Est un grand caméléon ». La censure impériale était implacable, sans nuance. Certes, les chansonniers n’étaient pas fusillés : Napoléon considérant qu’ils avaient perdu l’esprit, ils finissaient tous par pourrir dans les sous-sols des hôpitaux psychiatriques. Poutine, Erdogan et Jong-un ne font que copier-coller le bon goût français : ce n’est même pas de l’Empire en pire.
Ce que nous connaissons des chansons sur Napoléon est pour l’essentiel postérieur au décès de l’empereur, chansons éditées plusieurs années (ou décennies) après dans des chansonniers (le mot désigne ici des recueils de chansons) dans le but – l’oubli aidant – de réhabiliter Napoléon et de forger sa légende. Bien entendu que n’y figure aucune chanson « contre »…
Ce court rappel pour dire qu’en plus d’être le sanguinaire conquérant qu’on sait, Napoléon fut un assassin résolu, un serial killer, de la chanson. Une chanson qui, de tout temps, à dérangé les pouvoirs en place. Qu’on se rassure, la censure sera toute aussi forte sous la Restauration : on emprisonne les chansonniers par fournées entières. Il faut dire que la chanson est par excellence la gazette du peuple, qui tient les masses en haleine et garde les esprits en éveil… Elle est en conséquence sévèrement réprimée…
Ce « danger d’ordre public » que représente la chanson trouvera enfin sa solution la plus radicale moins d’un siècle après Napoléon. Pour dévitaliser la chanson, la déradicaliser, on en confiera le sort au show-bizness : par l’industrie du microsillon et celle du spectacle. Voyez le résultat deux siècles après : comment, désormais, la chanson est docile, inoffensive…
« …et cet homme avait nom Napoléon, le grand, et tout ce que la France a compté de poètes, tous les Victor Hugo, ont chanté ses conquêtes… » (Maurice Rostand, 1928)
Pour utile rappel, la définition du mot « Légende » sur le dictionnaire Larousse : « Récit à caractère merveilleux, où les faits historiques sont transformés par l’imagination populaire ou l’invention poétique. Représentation embellie de la vie, des exploits de quelqu’un et qui se conserve dans la mémoire collective ».
MICHEL KEMPER
(la documentation utilisée dans cet article provient pour partie de « Histoire de France par les chansons de Pierre Barbier et France Vernillat, tome 5 « Napoléon et sa légende » Gallimard, 1958)
Les Lunaisiens, Sainte-Hélène, la légende napoléonienne, Muso 2021. Le site des Lunaisiens, c’est ici.
« Légende », dans le même Larousse : « S’applique dans certains cas à certains chanteurs-baroudeurs stéphanois… »
Euh… là sincèrement je ne vois pas…