Raymond Lévesque, 1928-2021
Un article de Steve Normandin,
Amis français et d’ailleurs… il vous faut connaître Raymond Lévesque ! Amis québécois, si vous ne le connaissez pas, il vous faut le redécouvrir !
1956, à Paris. Suivant les pas du géant Félix, qui ouvrait malgré lui les chemins de la chanson québécoise à Paris, un jeune auteur galère et crève littéralement de faim dans les cabarets de la Rive Gauche (en particulier au Port du Salut) s’accompagnant de son seul ukulélé, tel un Pierrot terrestre à l’esprit vif et aux regards désabusés. En pleine guerre d’Algérie, au détour d’une conversation de bistro, quelqu’un pose une question demeurée sans réponses ce jour-là : « Quand les hommes vivront d’amour » : Raymond Lévesque en prend note au revers de son paquet de cigarettes…
Cette chanson, universelle de simplicité, par la lumière qu’elle dégage dans la francophonie, a souvent plongé une grande part du travail de Raymond Lévesque dans une ombre… injuste ! Son œuvre majeure, à la fois naïve, intuitive, tendrement sensible et engagée socialement et politiquement, porte l’empreinte de l’homme qui l’a mise au monde. Auteur-compositeur-interprète, poète, romancier, revuiste et chansonnier (1), quelquefois comédien – avec une belle forme de génie simple donnant la voix à ceux qui n’ont pas de chance dans la vie -, Raymond Lévesque vient de nous quitter à l’âge de 92 ans. Jamais la fleur de lys n’avait flétri dans son cœur.
Il voit le jour à Montréal en 1928. Son père, Albert Lévesque, est éditeur important de la littérature québécoise. Sa mère meurt très jeune : l’enfant cherche une bouée de réconfort dans un climat familial difficile. Il suit des cours de piano sur une courte période auprès du compositeur Rodolphe Mathieu : ses connaissances musicales prises à la volée lui seront bientôt d’un précieux secours. Les chansons de Charles Trenet, entendues à la radio, insufflent au jeune Raymond une bouffée d’air qui lui sera salutaire. Imprégné des musique et de la poésie de Trenet, Lévesque commence à écrire ses premières chansons, calquées sur son idole de jeunesse : on peut avoir pire comme modèle (dixit Monsieur Lévesque !) À part les chansons françaises ou américaines, dont on copie les genres, il y a très peu de « créateurs » qui se démarquent à cette époque des années 1930-40 : La Bolduc dans une veine folklorique, et dans une commune mesure le Soldat Roland Lebrun et ses chansons de cowboy…
Cancre parmi bien d’autres, rebelle et insoumis, il lui faut gagner des sous : jeune adulte, Raymond enchaîne les petits boulots dont un en particulier, qui lui permettra d’aborder le Gotha du spectacle québécois et français de l’après-guerre. Garçon de table (bus boy) au mythique Faisan Doré du Boulevard Saint-Laurent à Montréal, Raymond Lévesque y fait quelques rencontres majeures : Bourvil (qui lui créera plus tard Monsieur Balzac quand Lévesque tentera sa chance à Paris), le jeune Charles Aznavour… et les artistes québécois qui deviendront plus des mythes de la télé et de la chanson : Jacques Normand, Monique Leyrac…
Fort de ses premières créations, Raymond Lévesque tente sa chance à la radio et y décroche la possibilité de chanter ses chansons et des créations hebdomadaires. Le scénariste et homme de théâtre Henry Deyglun fait appel à lui comme comédien occasionnel dans ses radioromans. Cependant, LA grande rencontre du jeune auteur-compositeur c’est Fernand Robidoux (2). Interprète, adaptateur de chansons américaines et producteur, Robidoux perçoit instantanément le potentiel de ce jeune auteur qui raconte la vie, Montréal, dans des chansons accessibles. Confronté aux patrons de la firme de disques RCA Victor qui lui refuse obstinément de chanter du matériel original canadien-français, Fernand Robidoux s’embarque sur un trans-Atlantique direction de l’Angleterre avec les créations de son protégé. Il prend le risque infini d’enregistrer les premiers titres composés par Raymond Lévesque, ceux de Pierre Pétel et les siens, accompagné d’un orchestre digne de ce nom… Comble d’ironie, pour celui qui allait devenir un farouche indépendantiste, Le cœur du bon dieu, Il ne faut jamais, Flâner furent gravées chez London et les disques seront disponibles au Québec Made in England ! Pour avoir été le premier interprète à lui accorder sa confiance, Raymond Lévesque témoignera d’une reconnaissance infinie à Fernand Robidoux.
1954 : en compagnie de son copain Serge, le fils surdoué d’Henry Deyglun, Raymond Lévesque ose faire la traversée et regagner Paris pour tenter sa chance. Il se tient au coude à coude avec d’autres québécois partis dans un Klondike de la chanson (3) : Dominique Michel et Aglaé, entre autres. Il peaufine son écriture, court le cachet… ou le sandwich. Il décroche un contrat de disques grâce au jeune Eddie Barclay : il rencontre alors Eddie Constantine qui sera le premier à interpréter sur disques Quand les hommes vivront d’amour (en français, mais aussi en anglais et en allemand) et Les Trottoirs. Les rencontres dans le Paris d’après-guerre se multiplient : Jean Sablon lui créé Ah ! Les Voyages, Cora Vaucaire reprend Quand les hommes vivront d’amour. Il fait partie de ces jeunots talentueux qui veulent se faire une place et un nom, armés de longues dents : Brel, Ferrat, Jean-Claude Darnal, Anne Sylvestre… et aussi Barbara, qui dans ses mémoires, tiendra Raymond Lévesque pour « mort » par excès d’alcool ! Il ne s’en cachera jamais : son penchant pour la bouteille lui a fait grand tort, ne parvenant pas toujours à se contrôler dans ses excès. Par timidité, il refuse en 1956 une première partie à l’Olympia aux côtés d’Edith Piaf (c’est Marcel Amont qui montera sur scène). Une tournée d’été avec Annie Cordy tourne au fiasco. Côté cœur, il charme et désespère. Au final : pas un sou en poche mais riche d’expériences et fort de quelques chansons, retour case Québec… mais pas pour rien ! De ses années françaises, il rapporte avec lui une façon d’écrire les monologues et de les interpréter comme des pièces de théâtre en un acte, à la manière des chansonniers croisés sur sa route.
Fin 1958, il retrouve des amis de Radio-Canada lors d’une grève des réalisateurs de la télé. Le milieu artistique se mobilise : il y rencontre des auteurs un peu plus jeunes que lui et qui ont envie de s’exprimer par la chanson. Clémence Des Rochers, Jean-Pierre Ferland, Jacques Blanchet, Hervé Brousseau, Claude Léveillée et le pianiste André Gagnon. Un collectif qui prendra d’assaut une petite salle au deuxième étage d’un restaurant et qui marquera au fer rouge la décennie 1960 par la qualité de ses textes et de son implication artistique. Par son expérience et sa renommée, la présence de Lévesque apporte, pendant les deux années d’existence aux Bozos (4), une crédibilité.
L’homme de théâtre et ami Marcel Dubé lui offre deux rôles importants : celui de Moineau en 1953 dans sa pièce Zone (pour lequel Raymond Lévesque reçoit un prix d’interprétation dramatique) et le rôle-titre dans Médée, présenté en téléthéâtre. Quelques incursions cinématographiques n’apportent pas de fleurs au talent évident de Raymond Lévesque dans les rôles de simples au grand coeur, exception faite de « Ti-Mine, Bernie pis la gang » de Marcel Carrière, aux côtés de son ami de longue date, le comédien et fantaisiste Jean Lapointe.
Le « pays Québec » veut enfin voir le jour, au cœur de la « révolution tranquille » des années 1960 : vivre dans un pays où on serait maîtres chez nous... Raymond Lévesque y croit, comme les auteurs de chansons à texte de sa génération. Militant frondeur et désintéressé, il répondra présent à toutes les invitations reçues : soutien aux travailleurs durant les grèves, manifestations politiques autour de l’indépendance du Québec. Les chansons et les poèmes se radicalisent, l’homme mûrit et grandit. Ses revues touchent de près à l’actualité du moment. Pauline Julien lui consacre un album entier et, à eux deux, ils rallient, avec entre autres Gilles Vigneault et Georges Dor, ce que le Québec peut porter en d’ardents défenseurs de la langue et d’engagement social. Parfois au point de se brûler les ailes face au désistement de certaines personnalités politiques pour lesquelles Raymond Lévesque avait accordé sa confiance et une partie de lui-même.
Quand les membres du Front de Libération du Québec (FLQ) posent des bombes et déboulonnent la statue du Général Wolfe, « gagnant » des Anglais toujours en place à Québec, il voit leurs faits dans les journaux et leur écrit l’histoire de Bozo-les-Culottes : « Y a volé de la dynamite / Dans un quartier plein d’hypocrites, Bozo les Culottes / Y a fait sauter un monument / à la mémoire des conquérants… » Il sillonne alors le Québec l’esprit ouvert et le cœur argent vif, portant sa parole parfois drôle et cynique, tendresse des petits et des timides, toujours forte d’une lucidité qui frappe, par son idéalisme sincère, aux portes de certaines utopies. Dans la tête des hommes, Les militants, Séparatiste…
Et les poèmes… Dès 1968, encouragé par Gilles Vigneault, Raymond Lévesque écrit pour être lu, pour se définir aussi. « Il n’y a pas cinq milliards d’hommes, il n’y en a qu’un comme vous… Qui souffre quand on le prive, quand on le torture… » Une pièce de théâtre en 1974, Ainsi soit-il (5) suivie de quatre autres. Des essais aussi, véritables pamphlets de société où se côtoient sincérité désarmante et violence de l’instant présent. Et toujours la chanson, avec un dernier 33 tours paru en 1977, Le petit Québec de mon cœur.
Outre l’alcoolisme qui étanchait ses sensibilités, l’homme public a connu un drame affreux : atteint de surdité dans son jeune âge, il perdit peu à peu son ouïe, jusqu’au silence complet. Dans les années 1980, Raymond Lévesque plonge dans une sorte d’isolement dépressif. L’écriture, encore, sera sa planche de salut. Il faudra une initiative fantastique – une pièce de théâtre dans laquelle on l’invite à jouer, en dépit de son handicap – pour qu’il reprenne confiance en lui. Peu à peu, après 1992, soutenu par sa compagne la chanteuse Céline Arsenault, puis de leur fille Marie-Marine, il ose faire sporadiquement des apparitions publiques dans des petits lieux de diffusion au Québec, en France et en Suisse. Le plus émouvant, c’est qu’il se met encore au piano et ose chanter Bozo-les-Culottes et Quand les hommes vivront d’amour alors que son contact auditif est réduit à néant : il sollicite alors le public des premiers rangs pour lui faire signe du pouce, s’il chante trop haut ou trop bas ! Ce qui pourrait sembler un pénible chant du cygne se veut une victoire sur la fatalité : Raymond Lévesque chante et vibre au même diapason que le public fidèle venu l’entendre. Dignité, je te salue !
Raymond Lévesque révèle alors au public – gagné d’avance ou tout nouveau – une mémoire infaillible, une faconde fantastique (sa surdité ne l’empêchant en aucun cas de s’exprimer bruyamment !). Il ne lit pas sur les lèvres : écrivez-lui sur un bout de papier ce qui vous tient à cœur et Raymond Lévesque vous apprend à deviner les êtres, à commenter l’actualité avec précision. Il est généreux de sa personne car il ne sait pas être autrement.
Au fil du temps, des récompenses remises et des reconnaissances de tout poil (une bibliothèque porte désormais son nom à Saint-Hubert, sur la rive-sud de Montréal, un album de reprises de ses chansons fut publié), on a vu en lui une sorte de vieux fou sage ayant mis au monde une chanson immense et rassembleuse. Il est resté humble et intègre, avec un caractère bien trempé dans la crainte et l’inquiétude. Chaque sortie publique de Raymond Lévesque, même âgé et diminué par la maladie, révélait un grand enfant qui ne s’est jamais remis de ses blessures d’avant. Toujours au fait de l’actualité, il continuait d’avancer dans la vie avec un éclat de rire teinté de larmes, oscillant entre coups de cœur et coups de gueule. Toujours, vissé sur la tête comme pour protéger les idées qui pourraient en sortir, son chapeau cabossé d’homme de la rue, de gens du peuple – qu’il affectionnait sans détour – et qui le rendait, à nos yeux, éminemment sympathique, protégeait son sourire de géant des intempéries humaines.
Quand les hommes vivront d’amour, il n’y aura plus de misère
Et commenceront les beaux jours…mais nous, nous serons morts, mon frère.
Mort ? Non, pas vous Monsieur Lévesque. Même quand la vie nous ramène à la banale réalité, rien que pour ces mots-là, on vous sait encore vivant. Et pour longtemps. Allez retrouver Maryse, Paulin, Bozo-les-Culottes, Jo Laframboise… et passez-leur le bonjour pour nous tous qui vous aimons. Elle est à vous, enfin, l’éternité !
STEVE NORMANDIN
1 Au Québec: qui compose des chansons avec une portée poétique, avec des parfums de Rive Gauche. En France : qui compose des chansons reflétant l’actualité, souvent pamphlétaires et sous influence de l’humour sarcastique. Lévesque maniait l’une et l’autre des significations à merveille.
2 Fernand Robidoux (1920-1998). Père de Michel Robidoux, futur guitariste de Robert Charlebois et compositeur du Petit Roi pour Jean-Pierre Ferland.
3 Recherche mythique du succès par la chanson, en référence à la ruée vers l’or de la rivière Klondike (Yukon), au tournant du XXème siècle, qui inspira Jack London et Charlie Chaplin.
4 Nom inspiré du personnage de la chanson de Félix Leclerc Bozo
5 Ainsi soit-il ne verra le jour qu’en 1996, alors qu’une troupe de théâtre de Trois-Rivières Les Nouveaux Compagnons, sous la direction de Jacques Crête, consacrera trois jours entiers à l’œuvre de Raymond Lévesque au Centre Culturel de Trois-Rivières, oscillant entre cabaret, théâtre et exposition de photos relatant la carrière de l’artiste.
Bonjour,
Ceux qui souhaitent découvrir Raymond Lévesque au-delà de ses classiques, je vous recommande fortement son meilleur album, «Après 20 ans», paru en 1967 et disponible en cd. Des chansons sensibles, poétiques, tendres… Avec une touche revendicative.
Cet opus est un trésor méconnu de la chanson québécoise.