Bastien Lucas, l’espace et le temps
3 octobre 2020, Les concerts de la MJC, Venelles, co-plateau avec Léopoldine HH
Deuxième concert de la saison remède-au-covid à la MJC, avec le premier co-plateau de la saison, dont nous aurions du bénéficier le 4 avril 2020. Un co-plateau qui témoigne bien de la diversité de la chanson française : la sagesse délicate, subtile et ordonnée de Bastien Lucas, et le spectacle déjanté de Léopoldine HH en trio. En commun le goût des beaux textes, des rapprochements musicaux qui vous ouvrent des horizons, un humour qui s’exprime très différemment, l’utilisation d’instruments acoustiques ou électriques, mêlés aux instruments de musique électronique.
Une mappemonde gonflable, antithèse de celle du Dictateur, une guitare électrique Gretsch à ouïes de violon, un clavier électronique Nord Stage rouge, qui lui fait orchestre, cordes violonées, orgues, chœurs, instruments et sons divers échantillonnés, un costume à grands carreaux sombres sur une chemise claire à motifs, voilà les décor/costume qui s’appuient sur le plateau suspendu, chargé de claviers et synthétiseurs en tous genres, de Léopoldine. Le concert, co-plateau oblige, est plus court que celui de la Manufacture Chanson d’avril 2019 que nous chroniquait Michel Kemper, mais reprend la belle mise en scène de Xavier Lacouture qui fait des chansons de Bastien un parcours de vie, un journal intime où chaque titre semble commémorer une date anniversaire, des premières fois : naissance, attente émerveillée de la neige : « Comme les arbres sont tout nus / Je veux du blanc dessus / Pour cacher nos erreurs / Du blanc correcteur… » Des flocons par millions qui symbolisent l’union des petits et des grands retrouvant leur âme d’enfant…
Depuis Absent, de 2006, qui définit bien le rêveur qu’est Bastien, toujours prêt à alunir, avec le bip-bip et les sons acidulés de son clavier « Mon corps est ici mais pas mon esprit / Car lui est là-bas où mon corps n’est pas (…) Et je me dilue, et je ne suis plus qu’un moi, à moitié » jusqu’à ce magnifique Ouvrez (1) qui clôt le spectacle en beauté : « On n’a pas la même latitude / On a pas toutes les mêmes habitudes / Mais c’est pas pire qu’entre vos nords et vos suds ». La main ouverte pour nous convaincre « Seuls nos barrières nous rendent étrangers ».
Bastien a l’art de prendre les mots au pied de la lettre pour générer de la poésie, évoquer les absences d’un père qui lui manque : « Ils m’disent que tu s’ras jamais là, jamais / J’ai bien compris, alors j’t'attends toujours ici. » Et comme toutes les chansons les plus personnelles, les plus sincères, elles trouvent écho en nous, se réinterprètent à l’infini dans le vécu ou l’imaginaire de chacun. Ce message pourrait aussi s’adresser à un proche disparu à jamais…
Premières amours timides, tout dans la tête rien dans les mains : « Sans les mains, sans la bouche, sans que rien ne te touche », amours en rêve qui deviennent mode d’emploi en période de distanciation sociale. D’ailleurs il exécute la chanson « sans danger, sans me faire embarquer » planté devant son micro mains dans les poches, ayant abandonné aux samples le soin d’accompagner sa déclaration, pom pom pom talalère ouin ouin. Parce que j’ai oublié de vous dire : Lucas (j’ai le droit de l’appeler Lucas et de le tutoyer depuis que je me suis abonnée à sa lettre d’info) a beaucoup d’humour et d’auto-dérision, qui s’exprime sur son visage doux aux grands yeux innocents (qui sait ?) par des mimiques subtiles et des demi-sourires.
Plus âgé, il décide de passer aux choses sérieuses, avec les mains et le reste, manu militari : « Je vais à l’amour comme à la guerre / La déclaration est nécessaire / J’établis ma stratégie / Et je sais que je passerai la nuit / En pays conquis » (2). Avec l’espoir d’être Félins, faits l’un pour l’autre malgré tous les aléas. En cas de rupture, la belle ressurgira au coin de la rue « mais ce n’était pas toi ». Alors il sera temps de se quitter, de s’oublier Sans rancune. Bastien Lucas a fait des études de musicologie, et Debussy, Fauré, Schumann, n’ont pas de secrets pour lui. Il a joué du rock indie, beaucoup écouté Souchon ou Cabrel, qu’il revisite en ce moment. Son idéal est de faire une synthèse entre musique savante, construite, et chanson populaire, pour toucher son public au cœur, avec des textes élaborés, qui ont du sens et du son. Vous ne serez donc pas étonnés de reconnaître dans ce dernier titre une mélodie de Schumann, qu’il chante au refrain en allemand dans la douce version d’origine, Ich grolle nicht, de Heinrich Heine (3), et qu’il développe en français dans une touchante déclaration : « Je n’t'en veux pas / Tu as changé ; pas moi ».
Et quand le monde vous paraîtra trop bétonné, comprimé, vous le rejoindrez dans son pays d’origine, à Calais, sur les cordes des violons, sur les ailes de la mer et du vent : « C’est l’espace et le temps / C’est de l’eau, c’est de l’air et du courant ». Un air qui vous voguera dans la tête, comme dans celle de ce producteur imaginaire qui veut vocoder le refrain pour en faire un tube en 2021 « … C’est le temps / I know were I go ». « Ça passe partout et ne va nulle part ». Là, c’est un gag, mais je certifie avoir vu pire comme remix… En matière de gags, le co-plateau de Léopoldine HH ne sera pas en reste… Attendez la fin des applaudissements, qu’on range les instruments !
(1) Une chanson hors album qu’on peut malgré tout trouver sur son soundcloud.
(2) Chanson qui lui valut le Grand Prix Claude Lemesle en 2006.
(3) Ici la version du baryton-basse autrichien Daniel Gutmann.
Le site de Bastien Lucas, c’est là , une merveille de ressources (Bastien aime les carnets, de texte, de voyages ou de chants, et ses origines calaisiennes se traduisent dans la complétude et la perfection des renseignements fournis, n’hésitez pas à explorer le site de fond en comble, en suivant les liens actifs de la discographie par exemple.)
Ce que NosEnchanteurs a déjà dit de Bastien Lucas, c’est là.
Deux enregistrements du concert faits en direct à Venelles par Alain Withier :
Jamais toujours
Sans rancune, adaptation d’Ich grolle nicht, Robert Schumann
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