Michelle Senlis, 1933-2020
C’est une époque qui chaque jour se perd plus encore : le temps où, par une même et unique chanson, il y avait trois noms : l’auteur.e, le/la compositeur.e et l’interprète. Oui, ce sont trois métiers différents et bien des chanteurs gagneraient à le savoir, le comprendre…
Édith Piaf aimait à citer en scène, avant chaque chanson, qui en avait signé les paroles, la musique : De Senlis et Delécluse, sur une musique de Marguerite Monnot, Les amants d’un jour ! « Moi j’essuie les verres au fond du café / J’ai bien trop à faire pour pouvoir rêver / Mais dans ce décor banal à pleurer / Il me semble encore les voir arriver… » Oui, cette chanson frappée d’éternité, élevée au rang de chef d’œuvre par la saisissante interprétation de Piaf, c’était elle : Michelle Senlis, nom de plume de Michelle Jacqueline Jeanne Fricault. Laquelle de ces deux identités sera gravée sur sa plaque mortuaire ?
C’est en 1955 que Michelle Senlis est interprétée pour la première fois. Par Piaf justement : C’est à Hambourg, le début d’une carrière où, comme avant elle le Petit Poucet, elle sème des cailloux – là, on parlera plutôt de pépites – sur son chemin. Elle cosignera nombre de ses chansons avec sa compagne, Claude Delécluse. Elle écrit pour Ferré, pour Dalida et pour Gréco…
Pour Christine Sèvres, elle écrit Quatre cents enfants noirs, que reprendra Jean Ferrat. Ferrat avec qui elle entreprend une belle et fructueuse collaboration : Mon vieux (la première version, celle de 1963), C’est beau la vie, Les derniers tziganes, Les nomades, Le p’tit jardin, À moi l’Afrique…
Ferrat n’est pas pour autant son unique client : elle aura pour autres interprètes Fabienne Thibault, Mireille Mathieu et sa rivale Georgette Lemaire, Noëlle Cordier, Régine, Jacqueline Dulac (souvenez-vous de Venise sous la neige…), Jacques Hustin, Les Trois Ménestrels, Patachou, Eva, Armand Mestral… Francesca Solleville (notamment pour Lola, Lola) et Isabelle Aubret pour beaucoup de titres, dont Elle a refermé le piano, en 2016 (sur l’album Allons enfants), ultime chanson de Senlis, pour ultime tournée d’Aubret, alors que Michelle Senlis s’était retiré de son métier de parolière depuis pas loin de vingt ans : beau cadeau fait à l’une des interprètes de Ferrat…
Ça faisait vingt ans que Michelle Senlis ne s’adonnait plus qu’à la peinture, exposant un peu partout. En 2016, elle publia cependant un recueil de poésies, Du cœur à l’aubier, dédié à Claude Delécluse, décédée elle en 2011. Michelle Senlis a aussi rangé ses pinceaux, dans une grande discrétion, dans l’oubli du métier et des médias aussi, ce 21 juillet à Paris.
Je peste quand je vois trop souvent que les auteurs ou les compositeurs sont occultés… Certes les chanteurs mettent en valeur l’expression des premiers mais que seraient-ils sans eux ?
Merci pour cet article. Juste une histoire de date. Tu dis que Michelle Senlis a arrêté d’écrire il y 20 ans, et il me semble que la Lola de Francesca Solleville est plus jeune. Et sur le CD de Francesca, Lola serait de Michèle Bernard. C’est pas capital, et n’enlève rien à l’intérêt de l’article et au talent de Michelle Senlis.
JP Gallet
Ne pas confondre la « Lola, Lola » de Francesca Solleville (une chanson de prostituée et de marins) et la « Lola » de Michèle Bernard reprise par Francesca Solleville. Le spécialiste es-Solleville qu’est Dominique Teppe Dupelot nous précise que « Lola, Lola » est une chanson de Michelle Senlis/Claude Delécluse pour le texte et de Jacques Debronckart pour la musique. C’est le seul 45 tours de Francesca Solleville, qui plus est sorti chez Barclay (il n’y aura pas d’autre disque de Francesca chez Barclay). Ce 45 tours est de janvier 1968.
Un de nos lecteurs nous précise : « Je suis allé vérifier sur YouTube quand Natacha Ezdra a été interviewée… Michelle Senlis a écrit les paroles de « Mon vieux », Jean Ferrat la musique et c’est Jacques Boyer qui était l’interprète initial en 62. Après le décès de son père, Michelle Senlis a interdit à quiconque de la chanter, interdiction sur laquelle s’est assis Daniel Guichard, Daniel Guichard qui a fait quelques changements de texte ».
Le premier interprète de la chanson Mon vieux est de Jean-Louis Stain, Jacques Boyer l’a enregistrée un an après. Daniel Guichard a bien eu l’accord de Michel Senlis comme auteur, et de Gérard Mey comme producteur pour pouvoir inscrire ses modifications à la Sacem. Sans cet accord, jamais la chanson n’aurait pu être enregistrée par Daniel Guichard.
Extrait de l’interview de Je chante magazine de 1994:
https://www.jechantemagazine.net/single-post/michelle-senlis-et-claude-delécluse-le-duo-le-plus-méconnu-de-la-chanson-française
« J’avais dit à l’éditeur que je ne voulais pas qu’elle sorte.
Je n’ai pas dû crier assez fort puisqu’on se retrouve, en 1974, avec une co-signature Daniel Guichard. La co-signature n’étant pas l’essentiel de mon « reproche » (reproche, le mot est faible !), j’ai eu tort mais j’ai… signé ! Non ! ce que je conteste, c’est le fait que tous m’aient caché que, sans mon accord, la chanson était chantée sur scène dès 1973, avec des paroles retouchées. Qu’on ne vienne pas me dire le contraire, j’ai des preuves, mais je les ai eues plus tard ! Par la suite, d’une part, « la fausse filiation » de Daniel Guichard étalée à longueur de journaux et, d’autre part, un certain article qui va même jusqu’à rapporter que les phrases qui manquaient à mon texte – « Dans son vieux pardessus rapé / Il s’en allait l’hiver, l’été (…) / Mon vieux » – étaient dues à la plume de Daniel Guichard, un peu fort quand même !!! Enfin, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase aura été l’article de Télé 7 jours. Télé 7 jours, en outre, qui a refusé de faire la mise au point qui aurait sans doute évité « une certaine suite ». »