Chanson et lithographie, la singulière œuvre de Virginie Seghers
C’est au fond d’une impasse pavée, rue de Montparnasse. Des ateliers tels qu’ils étaient à l’origine. Une imprimerie d’art, créée en 1881. Si ce n’est l’odeur d’encres et de solvants, si ce n’est ces épreuves qui sèchent en hauteur comme du linge au balcon, on pourrait se croire dans un musée. Poulies et courroies témoignent encore de la vapeur qui jadis actionnait les gigantesques machines, des Marinoni et Voirin, toujours en activité. Sept mètres de long, dix-huit tonnes. On s’étonne. L’électricité a depuis pris le relais. Ni musée, ni éco-musée, c’est un lieu de vie, de travail, qui plus est de création, où artistes et ouvriers œuvrent de concert. Nous sommes dans une imprimerie lithographique (1), lieu d’art et d’industrie.
« Dans un endroit insoupçonné / Où sans s’écrier le temps passe / Où les aiguilles sont arrêtées / Pour savourer l’instant fugace / J’ai rendez-vous / Où êtes-vous ? »
Des escaliers mènent par ci par là à d’autres pièces. Des bureaux, des ateliers. Labyrinthe. Ici des ordinateurs, là des chevalets. Des blocs de papier qui portent encore le nom de « Monsieur Chagall ». On s’y bousculerait avec Miró, Dubuffet, Cocteau ou Picasso qu’on ne serait pas plus étonné que ça. Nous sommes dans un ailleurs spectaculaire, littéraire, pictural. Ailleurs et hors du temps et de ses tumultes. 1881, c’est à peu près à cette époque qu’on a cessé de chanter au travail : C’est vrai que, dans les grandes usines, avec le bruit des machines, on ne pouvait plus s’entendre. Et quelles paroles d’ailleurs pour accompagner le rythme de la mécanisation, l’infernal raffut de l’industrialisation ? Paradoxe : ici on a envie d’y chanter, au moins de murmurer, des refrains de la belle époque à maintenant. Du Damia comme du Clarika, du Bruant comme du Brassens. Du Bigflo et Oli aussi.
« Des pierres polies attendent un geste / D’un crayon gras une caresse / D’un artiste un peu de tendresse / Ou de tristesse / Et le papier compte les heures / L’impatience sous son grain affleure / De jouer au révélateur / De trois grands coups, trois couleurs ».
Pas besoin d’avoir été imprimeur (c’est mon cas) pour apprécier un tel lieu, pour s’y sentir bien, pour y musarder, caresser ces monumentales pierres lithographiques, s’étonner de la solidité de ces étagères en bois qui en supportent quelques centaines sans s’écrouler. Et ces presses, énormes, qui défient le temps, d’où sortent des épreuves belles comme autant de tableaux…
Virginie Seghers est entre autre chanteuse. Auteure-compositrice-interprète. Gamine, elle fréquentait déjà ce lieu, tenant la main de son papa, le poète-éditeur Pierre Seghers, celui qui créa, parmi moult séries, le fameux « Poésie et chansons » un temps nommé « Chansons d’aujourd’hui », qui de Jacques Brel à Jacques Higelin, d’Anne Sylvestre à Mouloudji, offrit à la chanson un écrin digne d’elle, une collection de référence, une reconnaissance.
Virginie Seghers a écrit tout un album, quatorze chansons sur cet atelier, sur l’imprimerie, la lithographie. Quatorze chansons à hauteur d’œil, comme l’est tout caractère typo.
« Prends garde Garamond / Le Gothique te menace / L’Helvétique te surpasse / Les Cursives se délassent / Sans pardon ! »
Si la chanson de Seghers ne manque pas de caractère (ni de grâce, loin s’en faut), pas d’accessoires ici de l’ouvrier typographe : ni rang ni galée, ni casse ni cassetins, ni typomètre ni composteur. Mais une carrière de pierres litho que caressent les refrains de la chanteuse quand l’ouvrier est absent, quand on laisse l’eau et la gras faire combat pour que l’encre se dépose sur le papier, qu’on sait par avance être épreuves d’artistes ou tirages limités.
Le livre-disque de Virginie Seghers, c’est ça. Une ode au métier, à l’artiste, à l’ouvrier. Un livre magnifique de conception, qui fait évidemment bonne impression et contient des œuvres du peintre et cinéaste Jean-Michel Alberola, du peintre et navigateur Titouan Lamazou, du cinéaste peintre photographe et designer David Lynch et du peintre et dessinateur Nicolas Vial. Le tout fait œuvre, indispensable. Graphique et musicale. Dois-je d’ailleurs vous dire que ce n’est pas en streaming ?
Virginie Seghers, Échos d’atelier, livre-CD, Idem-Paris 2019. 35 euros. Le site de Virginie Seghers et de ses Échos d’atelier, c’est ici. Notons que ce livre-disque existe en une autre version, autre format, un coffret d’art composée du disque en 33 tours, de ce livre et des tirages originaux, numérotés signés, de Jean-Michel Alberola, Titouan Lamazou, David Lynch et Nicolas Vial au prix de 1400 euros (tirage limité à 80 ex). Et que l’ensemble des bénéfices de ce livre est versé au fonds de dotation « L’imprimerie d’art de Montparnasse » pour entretenir le patrimoine, acquérir de nouvelles presses, encourager la transmission des savoir-faire et contribuer au renouveau de l’art lithographique.
Virginie Seghers sera en récital dans cette imprimerie les 22, 23 et 24 avril 2020. Sur réservations, d’ici à quelques jours sur son site.
(1) La page « Lithographie » sur Wikipédia.
Au fil de l’eau, d’après le lithographie de Titouan Lamazou :
Superbe ! merci de me tenir au courant de vos concerts.
T’es vraiment le pro des protes, mon pote !