Agnès Bihl, les mots qui tombent à propos
Que ce disque ne passe pas inaperçu, que la presse s’y intéresse, que radios et télés convient Bihl est en soi une bonne nouvelle : ça rassure, tant pour la chanteuse que pour ce qu’elle chante. De féminicides en humiliations, de cinéma en patinage, dans la vie de tous les jours, au rythme des faits divers et des révélations, le viril monde vacille et les nausées abondent. Le nouvel album d’Agnès Bihl tombe à propos.
Telle est Bihl, son engagement, ses combats. Passés sous silence ou presque, hier, ils se trouvent être à présent en pleine lumière, en résonance avec cette actualité qui compte ses scandales, égrène ses morts. Paroles de femme, qui chante ses sœurs malmenées. La chanson-titre est exemplaire, autant que pourrait l’être une chanson d’Anne Sylvestre.
Bihl est une femme qui se raconte, dans son quotidien, son intimité, ses craintes, ses joies, ses indignations, sa révolte. « Génération grise / Ni pute ni soumise / On cherche en vain sans fin la Terre promise ».
Beaucoup de gueules cassées, de blessées de la vie, de grandes brûlées de l’amour, d’amputées du cœur : il était beaucoup de femmes… C’est dire si c’est délice, le temps d’un titre, de se venger des hommes et les bouffer, au sens culinaire du terme, avec l’appétit d’un ogre : « Vous me crûtes quiche vous finîtes en hot-dog » : durant trois minutes trente nous sommes dans un univers qu’on dirait être celui de Juliette. Du goûtu, quoi qu’on en panse.
Bihl, c’est rien que de la tendresse. Certes contrariée. De bons sentiments qui toujours se cognent à la réalité, de l’amour retourné en jachère : « J’ai fait tellement d’erreurs / Aujourd’hui je n’ai plus qu’un passé prometteur ». L’amour s’en vient, l’homme s’en va : « Echec et mat en plein cœur / Et voici venue l’échéance / Mais si tu trouves mieux ailleurs / Je te rembourse l’indifférence ».
La pochette fait songer à l’affiche du film Ave Maria, de 1984, qui, on s’en souvient, avait suscité les foudres des ultras-cathos. Ils y verront sans doute autre blasphème, type « la dernière tentation de la femme du Christ ». Tant pis tant mieux, si ça peut appeler le regard et l’écoute sur ce disque. Qui, à n’en pas douter, mérite votre discothèque perso et plus encore. Nombre de titres peuvent aider à libérer la parole. Je n’ose parler de thérapie, mais j’y pense très fort.
Le précédent opus de Bihl, 36 heures de la vie d’une femme (ce fut aussi un livre, son premier texte en prose), remonte à il y a un peu plus de six ans. C’est ce titre qu’elle reprend pour une chanson, Top chrono où, par le menu, elle détaille en gros le quotidien féminin : « Même si c’est pas vraiment le bagne / On n’est pas vraiment libérée… »
La dernière plage du disque est ce qu’on appelle une goguette, une chanson fabriquée sur l’air de. Sur l’air du Manu de Renaud, celui qui chiale dans sa bière. Là c’est un autre Manu, qui ment comme il respire, que « quand tu nous pisses dessus BFM dit qu’il pleut ». Que maître Badinter ne s’étouffe pas si Agnès dit à ce Manu « Monsieur le président, s’il te plaît va mourir » : c’est une expression. Pour la petite histoire, c’est la troisième version de ce Ça va Manu ? par la plume d’Agnès Bihl. Les intégristes en marche ne vont pas apprécier. Nous, si.
MICHEL KEMPER
Agnès Bihl, Il était une femme, Un week-end à Walden/L’autre distribution 2020. Le site d’Agnès Bihl, c’est ici ; ce que NosEnchanteurs a déjà dit d’elle, c’est là. En concert à La Cigale, à Paris, le 8 mars 2020, locations ici
AGNÈS BIHL. SIGNE PARTICULIER : VIVANTE
6 février 2020, Le Petit-Duc, Aix-en-Provence,
Préparé au printemps 2019 en résidence, déjà au Petit Duc, le nouveau spectacle d’Agnès Bihl s’est peaufiné cet été au Off d’Avignon, où NosEnchanteurs l’avait applaudie.
Agnès, Ni parfaite ni refaite, n’abdique en rien sa féminité. Le sourire aux lèvres, silhouette d’adolescente dans son débardeur à fines bretelles, jean moulant, dynamisme à tout épreuve. Crucifiée de passions, éperdue de sentiments, obsédée de textes, elle détourne le sens - Madame Léonie boit pour oublier qu’elle fume, contrairement à Bashung, ou donne tort à Ferré : « Pour tout bagage on a le choix ». Succombe aux sens, dans tous les sens, Ainsi soit-elle : « Tant pis pour moi, Sapho, Saphir », ou dût –elle jouer les back-street (Son mec à moi). Elle manie la tendresse, l’humour, de l’autodérision à la satire la plus virulente, essayant d’obéir aux injonctions du temps. Qui imposent d’être parfaite. Fille, épouse, amante, mère, travailleuse, citoyenne. Parfaite au boulot, au dodo, chez soi, partout. Top chrono ! Et elle y arrive souvent, nous déroulant le programme avec la rapidité d’élocution d’un rappeur, sur les bruitages vocaux géniaux de son contrebassiste James Sindatry, souvenez-vous, Ultrabal !
Sur scène, en tout cas, si elle ne nous présente pas trente-six chansons, c’est presque vingt-quatre qui donnent toutes les palettes de la vie d’une femme, les incontournables, registre émotion, à sa mère, à sa fille, à ses ex – ou registre comique, où elle est clown génial, et quasiment toutes celles du nouvel album. Plus celles qui lui font particulièrement écho : Toubib or not toubib, hypocondriaque chanson drôle, en écho à ce mélancolique Coup de Vent « Je croyais qu’on avait le temps ». Bla bla bla, sur les discours politiques (dirait-on qu’elle a dix ans), Mais où est donc Ornicar, sur le renvoi d’enfants immigrés scolarisés, précédée d’un texte poignant, plaidoyer d’un parent : « C’est vrai que je ne suis rien / juste du Comorien / du Syrien / du Nigérien ».
Car Agnès est de toutes les révoltes : la chanson–titre fait hymne aux femmes battues, méprisées, saccagées, martyrisées depuis des millénaires, épopée qui lui ressemble, douce au début, comme un chant d’esclaves, puis révoltée, montant sur les chœurs hululés de Virginie Peyral, au piano, et de James. Sommet d’émotion du spectacle, avec les chansons sur l’addiction amoureuse, de cette artiste dont le Signe particulier est bien : Vivant.e.
CATHERINE LAUGIER
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