Alain Souchon, la vie fifty-fifties
« Ferme les yeux, vois ». « Ouvert la nuit ». Premier et dernier vers de l’album. Comme une sorte de mode d’emploi.
On ferme les yeux pour se replonger dans le passé, armé de nostalgie pour ces moments heureux et innocents (Les premiers baisers sages / Qui rendent fiers / Dans les cabines de plage / Derrière), pour ces symboles d’une époque qui inventait la modernité (La Picardie est belle / Sur la route ravie / En Aronde « Plein Ciel » / Qui rentre à Paris) et qui voyait se croiser le vétéran Gabin et la jeunette Jeanne Moreau. Sans se voiler la face pour autant : non, tout n’était pas si rose (Les enfants soldats / Dans les montagnes algériennes) !
Les yeux, on les rouvre sur le monde d’aujourd’hui. Son fossé social (Même si c’est le même soleil / C’est pas du tout, du tout pareil / Ici et là, ici et là), les difficultés des uns (J’vois au bord de l’Eure / Une usine qu’on vend / Et des hommes qui pleurent / Devant), la culture racée des autres (Elles jouent sous des lambris dorés / Debussy Gabriel Fauré)…
Et puis on les referme car c’est mieux pour s’embrasser. Baisers fantasmés (C’est presque toi presque moi / Ces amoureux dans la cour / C’est presque l’amour), baisers perdus à jamais (Irène Irène / L’amour est voleur / Elle a pris son cœur / Elle est partie avec), baisers de libertés (On s’aimait / On vivait sur une île égoïste / Et on était indépendantistes) avant que le temps ne détruise tout (On s’aimait / Et puis la vie avec son rouleau…).
On les dessille une ultime fois, afin de feuilleter l’album photo, le regard mouillé et le sourire mi figue mi raisin. Peut-on lutter contre les secondes qui s’égrènent (On se ramène les cheveux / Vers l’avant en les lavant / Pour que tout soit un peu / Comme avant) ?
La morale de l’histoire ? Peut-être doit-on la trouver chez Ronsard (1524-1585) et sa formule lapidaire : « Jamais l’homme avant qu’il meure / Ne demeure / Heureux parfaitement / Car toujours avec la liesse / La tristesse / Se mêle secrètement ».
Onze ans après son dernier album en solo, revoici le plus grand auteur vivant de la chanson française. 75 ans, la voix un peu ternie mais la plume intacte. Le roi de l’esquisse, du non-dit, de l’ironie moqueuse et de la tendresse partagée. Celui qui, mieux que tout autre, a pu traduire en vers le mal-être contemporain, de La p’tite Bill qui était malade aux victimes de l’Ultra-moderne solitude. L’éternel adolescent, qui n’a eu de cesse de regretter l’enfance qu’il venait à peine de quitter. Lui qui nous a offert ses tourments intimes, ses révoltes désabusées, son regard oblique. Comme il nous a manqué ! Et comme cette attente fut aussi délicieuse tant on s’est surpris à compter les jours qui nous séparaient de la sortie de ce disque tant espéré.
L’album a été concocté en famille. L’ami Voulzy n’a été mis à contribution que pour un seul morceau, les 2 gamins – Pierre et Ours – s’étant chargé des autres musiques, quand le papa n’a pas tout fait tout seul comme un grand. Le résultat : des mélodies étonnamment simples et discrètes, mais qui rapidement nous charment et nous envoûtent, à l’instar du chant tout en retenue, sans effet superflu. La voix caressante et pénétrante d’un vrai chanteur de charme.
Certes, nous naviguons en terrain connu. Le disque décline, au fil de tableaux dressés par petites touches, toute une gamme d’évocations, d’instantanés et d’ambiances, pour aborder des thèmes universels : l’enfance, la rupture, les occasions manquées, les inégalités, le vieillissement, les barrières sociales, la tristesse… Rien de vraiment neuf sous le soleil. Mais quand cela nous est raconté avec un tel brio, comment résister ? Qui d’autre pour chanter « Là, j’prends l’air malheureux / Pour voir »?
âme fifties est de ces disques que chaque écoute magnifie. Un album qui fait du bien, à partager sans retenue. Un recueil de chansons graves et légères à la fois, au style immédiatement reconnaissable. Une œuvre dotée d’une âme, qui prend un direct pour le cœur de l’auditeur, classieuse, à cent coudées de la vulgarité ambiante. Un disque d’Alain Souchon.
Alain Souchon, âme fifties, Parlophone/Warner Music, 2019. Le site d’Alain Souchon, c’est ici ; ce que NosEnchanteurs a déjà dit de lui, c’est là.
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