Barjac 2019. Leprest – JeHaN – Suarez : une voix sur le bout des doigts
Sauvé dans En scène, Festivals, Franck Halimi, L'Équipe
Tags: Allain Leprest, Barjac 2019, Jehan, Lionel Suarez, Nouvelles
28 juillet 2019, 2eme partie de soirée, Cour du château
En cette première vraie journée barjacoise (sans eau céleste, mais avec du vent dans les voiles et un soleil régénérateur), tous les ingrédients semblent enfin réunis pour que La Cour du Château redevienne le lieu magique qui caractérise si bien ce festival autrement qu’est « Barjac m’en chante ». Après les désagréments météos de l’amère veille (et le p’tit coin de « para-dis-pluie » de la merveille Marion Cousineau), ainsi que les belles découvertes chapitesques Lily Luca et Ben Herbert La Rue, ai-je ressenti le plaisir extrême d’assister, depuis la terrasse du château, à une soirée exceptionnelle.
Entre le duo Annick Cisaruk/David Venitucci et l’événement Anne Sylvestre (dont mes confrères de NosEnchanteurs se feront l’écho ici-même prochainement), JeHaN & Lionel Suarez sont venus nous donner des nouvelles du pacifiste inconnu.
Et dès leur arrivée sur scène, celle-ci n’est déjà plus aussi grande qu’elle semblait jusqu’alors. Car si leur stature physique sature l’espace, c’est bien leur statut d’artiste qui happe l’attention, qui hypnotise et qui opère. Car, pour qui s’intéresse un tant soit peu à la chanson d’aujourd’hui, ces deux-là sont des géants. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas fragiles. Parce qu’on sait bien qu’il ne faut pas se fier aux apparences et que nombre d’entre-eux reposent sur des pieds d’argile. Mais, les doigts agiles de Lionel, articulés à l’amplitude de son ouverture accordéonnesque, permettent à JeHaN de retomber sur des compas enfin solidifiés, et en mesure de le maintenir debout et de le grandir.
Pour autant, en entamant leur tour de chant par « Trafiquants », ces deux-là annoncent la couleur : tout ceci se fera sans douleur et sans doux-leurres. Pirouette en forme de pied de nez, cette chanson narrant -en se marrant- les tribulations et vicissitudes d’un duo de pieds nickelés, ils nous font entrer dans l’univers de Leprest de façon anecdotique, bien loin de l’hommage respectueux et distancié. Mais, que veulent-ils nous dire vraiment, en commençant de la sorte ? Que eux-mêmes seraient des usurpateurs d’identité ? Ou bien des « armes à cœur » utilisant les mots de Leprest à dessein ? Bien sûr que non !
S’ils sont là, revisitant l’oeuvre de celui qu’ils ont si bien connu et tant aimé, c’est bel et bien parce que, si le corps n’est lien que pour ceux qui s’y attachent, l’âme agit, agite, habite, raisonne et résonne, en corps et encore, dans le cœur de ceux qui savent Leprest. Et si je ne dis pas « connaître Leprest », mais « savoir Leprest », c’est parce qu’il y a, dans sa faculté à parler du monde, à parler au monde et à parler le monde, quelque chose d’agissant au passé (décomposé), mais également au présent (comme un cadeau) et au futur (intérieur de chacunE), pour répondre à la question « E?tes-vous la? ? » : « Allez boire là-bas si j’y suis (…) Frangins que l’absence traverse, dans quel vers faut-il que je verse le vent que vous ne boirez plus ? Cons de génie, figues de poires, j’entre ici pour ne plus y boire et j’y suis la seule main qui tremble. Y a des jours au bar des fantômes crochus pas crochus les atomes continuent de mentir ensemble. »
« Mentir ensemble »… quel programme ! « C’est peut-être » pour ça que chaque mot égrené par l’enveloppante voix de rocaille de JeHaN pèse un poids que le piano à bretelles de Lionel orne avec une évidente créativité. Car le mariage du texte et de la musique offre une dimension quasi-liturgique à ce monument de la chanson. Même les murailles, dont on sait pourtant qu’elles n’ont pas d’oreilles, semblent pénétrées par la puissance et la beauté de ce moment prodigieux.
Et puis, à peine le temps de retomber de ces nues magiques, que le trio (oui, l’auteur est vraiment des nôtres, ce soir) nous entraîne « Rue Blondin ». C’est à ce moment-là précis que je suis touché et que je comprends la subtilité du programme concocté par JeHaN & Lionel Suarez. Car en articulant ainsi la poésie du quotidien à la noblesse du style leprestien et à ses trouvailles langagières, ceux-ci parviennent à nous faire toucher du doigt le génie du mec et l’éventail des possibles qu’il nous a permis (et permet encore) d’ouvrir, grâce à son œuvre à la fois « ministrale » et magistrale.
Il faut aussi écrire que cette formation voix-accordéon me fait « ire aimée diablement » replonger dans ce « voce a mano » mythique Leprest-Galliano de 1992 et aux collaborations avec Lemarchand et Paccoud. Car le piano du pauvre autorise harmonisations, percussions, élans, souffle, soupirs et emportements, pour peu que l’on soit en (dé)mesure de l’apprivoiser avec humanité et en capacité de laisser son côté « fou-gueux » s’exprimer en toute liberté. C’est justement le moment choisi par Lionel pour proposer une sublime version instrumentale entremêlant « une valse pour rien », « Bilou » et « La gitane », mélodies reprises en douceur fredonnante par un public suspendu, qui fait un triomphe à cet hommage inventif et touchant.
Ensuite, pendant que JeHaN s’amuse avec ce texte iconoclaste [« Je ne te salue pas, toi qui vis dans les cieux. Athée, j'habite en bas de ton toit prétentieux, au milieu des charniers, avec tes dobermans. Je ne te salue pas, toi qui te crois mon Dieu, je ne te salue pas »], l’inventivité de Lionel expérimente de nouvelles sonorités jusqu’à leur résolution dans de grandes orgues suareziennes étourdissantes et quasi-thaumaturgiques. Juste le temps de se poser avec « Quand ils dorment, où vont les chevaux ? Un cheval, c’est insaisissable, la terre ça vaut ce que ça vaut. » et de se demander « ton cœur contient combien ? », que nous voili entraînés « y révère cible ment » dans une « chut » qui laissera « l’homme choir de son perchoir. Laissez-le libre de son choix. Juste admirez l’homme chuter. Et que personne ne chahute. Que nos rêves sont des enclumes. CHUT ! »
Entre cahots et chaos, entre droits et travers de l’homme, advient le terrible « 14/18 » mis en musique par JeHaN lui-même (les précédents textes l’ayant été par Romain Didier, François Lemonnier, Richard Galliano et Louis Arti), qui nous entraîne dans une guerre inhumaine inhumée : « Il était 14 et puis 15 et 16. Il était 18, il était des roses. Dans le Père Lachaise, il était la suite ». Il est alors temps de mettre « Bas les masques » [« Mieux vaut qu'on s'assoit sur son cul à soi que sur celui d'un autre (...) Désarmer les murs, chercher le sésame qui délivre les âmes des vieilles armures. »] avant de conclure cette heure de bonheur par « Aimer c’est pas rien » [« Pour une ou deux fois rien d’ chagrin, j’ai voulu t’accrocher au cou un vieux refrain de rien du tout. Y a rien à dire c’est pas d’ ma faute, j’ me fous l’ feu au cœur pour un rien »]
Enfin, pour clôturer ce pur moment de partage, JeHaN fait fredonner une cour comble et comblée. Et depuis la terrasse, où j’ai eu la chance d’assister à ce moment de communion rare, alors que monte cet hymne à l’amour leprestien, un roulement de tonnerre résonne au loin, comme si Allain ronronnait. Me revient alors ce qu’il avait dit de Barjac en juillet 2005 : « Je suis alle? pour le me?tier – disons pour « lame?tier » - plus de 8 fois au Festival de Barjac. Vous e?tes ces saltimbanques, qui chantez chaque e?te? sous l’imposant mur du cha?teau, en pensant aux histoires batailleuses et sanguinaires des grands seigneurs, inventeurs de cre?neaux et remparts. Alors, lorsque c?a chante enfin devant leurs murs, je me dis que l’homme avance malgre? tout, que son chant ressuscite les pauvres bougres invite?s tant de sie?cles passe?s a? mourir pour ces pierres qui n’e?taient pas a? eux. Aujourd’hui, les pierres de Barjac chantent aussi avec vous ! » Poli comme un galet calé dans le lit de son torrent de montagne, ce spectacle est sacrément optimiste. Car il est bien la preuve que, s’il ne vieillira plus, Leprest n’a pas fini de grandir…
JeHaN & Lionel Suarez, Leprest pacifiste inconnu
Le site de JeHaN, c’est ici (pas à jour). Sa page facebook plutôt. Celui de Lionel Suarez, là. Ce que NosEnchanteurs a déjà dit de JeHaN, c’est ici.
D’Allain Leprest, là.
Trafiquants
Où vont les chevaux quand ils dorment
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