Rosalie sort du bois !
Si je vous dit Rosalie, Rosalie Dubois…
Cette année-là, Dalida triomphe avec Guitare et tambourin, Come prima et Bambino, Piaf s’effondre sur scène à New-York, la chanson de Béart bruisse de L’eau vive, Brel enregistre Ne me quitte pas en pleurant Suzanne Gabriello, en fin décembre Johnny est révélé et moi je nais. Nous sommes en 1959 et l’un des grands succès radiophoniques est alors Julie la rousse, de René-Louis Lafforgue, interprété par cette débutante, qui plus est fraîche poissonnière (on l’imagine chantant à la criée), qu’est Rosalie Dubois qui, avec ce titre, remporte le concours « Les N°1 de demain » parrainé par Europe 1. L’année suivante, malgré l’avènement du yéyé, Rosalie remporte « Le Coq d’or de la chanson française » avec Parce qu’un air d’accordéon, de Jacques Larue et Guy Magenta. Passage à Bobino en 1961, énorme succès populaire avec Cherbourg avait raison, de Jacques Larue, Eddy Marnay et Guy Magenta. La route du succès est toute tracée pour Rosalie Dubois, nul n’est besoin d’imaginer qui succédera bientôt à Piaf dans le cœur des gens : laissons Mireille dans son HLM d’Avignon.
La route du succès… Ben non. Très grave accident de la route qui interrompt brutalement, en 1962, la carrière de Rosalie Dubois. Après une année de soins intensifs, elle est la proie d’une profonde dépression qui entrave à de multiples reprises, ses retours sur des scènes bien plus modestes, loin des trompettes d’une renommée qui, cruelle, a très vite cherché à l’écarter. Quittant de fait l’artifice, la superficialité du show-business, l’épreuve est l’occasion d’une remise en question. Son répertoire va, en quelques années, changer du tout au tout et devenir conforme à ce qu’elle est vraiment. En 1973, cinq ans après Jeanne Moreau, Rosalie est invitée par le poète breton Eugène Guillevic à le chanter et à l’enregistrer ; en 1978, compagne de route qu’elle est depuis longtemps du PCF, elle enregistre 60 chansons de contestation qui vont de la Révolution française au Front populaire : Le chant des ouvriers, Gloire au 17e, Le chiffon rouge, Le temps des cerises, Le drapeau rouge, L’internationale… Après nombre de passages à la Fête de l’Humanité, elle cesse en 1992 de se produire en public.
Irrémédiablement perdue pour la chanson ? Apparemment.
En 2007, Bernard Ascal, artiste mais aussi directeur de collection du label EPM, se met en tête de rééditer la quasi intégrale de ces chansons révolutionnaires. Ce sera fait en deux temps : en 2007 puis en 2014 sur ce double album Chants d’espoir et de révolte. Le contact établi entre lui et Rosalie se mue en complicité et ils font des projets. Car Rosalie Dubois ce n’est pas que les tubes de ses débuts puis ces chants de révoltes. Mais aussi des chansons de poètes. Guillevic, oui. Aussi de Bernard Dimey dont elle chante dès 1960 La Romance, Maurice Fanon, Guy Béart, Louis Aragon, Marcel Mouloudji, Serge Gainsbourg et Paul Eluard. Déjà la matière d’une possible réédition. Mais Rosalie Dubois a aussi, au début des années 60, très bien connu Pierre Mac Orlan que, au contraire des précédents, elle n’a jamais enregistré. Bernard Ascal, lui, vient de graver Pâtisseries mécaniques : Rosalie Dubois veut en enregistrer certaines*, non sur les partitions qu’elle connaissait de naguère, mais bien sur celles d’Ascal. Enregistrer… ça fait longtemps qu’elle ne l’a pas fait !
L’enregistrement se déroule en juillet 2018. On imagine l’émotion… Rosalie a peur de ne pas voir le disque une fois paru, de ne pas avoir le temps… C’est dire si, le premier exemplaire en main, Bernard Ascal est allé le lui remettre. Car c’est évidemment bien plus qu’une compilation. Ou si ça l’est ce n’est que pour quinze titres, une paille. Les sept autres, qui ouvrent l’album, sont bien d’elle (la voix, fragile, en témoigne) à plus de quatre-vingt-cinq ans.
Sept titres à peine chantés, plus parlés, scandés même (parfois en duo avec Ascal), portés par une orchestration couleurs jazz qui lui était à ce jour étrangère. Sept titres comme un témoignage, une gageure, qui plus est sur des vers de Mac Orlan et des sujets quelques peu insolites : sur la feuille d’impôts, la chair d’une charcutière, la personnalité d’un marchand de glaces, un café-restaurant à travers l’Histoire ou la vente de tube de seccotine pour recoller les amours brisés. Très loin des tubes de sa jeunesse, du temps du vedettariat. Une façon élégante de presque tirer le rideau sur une carrière qui s’est dégagée du show-bizz par une personnalité hors du commun.
Parlons des autres titres qui, excusez du peu, ont de tels auteurs. C’est comme l’addition du lettré et du populaire : un bonheur à l’écouter qui, ma foi, n’a pas pris de rides ou si peu. C’est en écoutant de telles chansons qu’on mesure à quel point un accident a un jour barré la route à une formidable carrière !
Si je vous dit Rosalie…
Rosalie Dubois, Couleurs et vernis, EPM 2019. Pour commander ce disque et le précédent, c’est ici.
* Couleurs et vernis, La feuille d’impôts, Le chercheur de la vérité, Café-restaurant Billard et Le marchand de glaces avaient précédemment été enregistrés par Bernard Ascal sur son disque Pâtisseries mécaniques (19 chansons inattendues de Pierre Mac Orlan) paru en 2017 chez EPM. Les deux autres (La charcutière et l’exégèse et Fleuriste sont inédits en disque)
Magnifique hommage. « Julie la rousse » souvenir des repas de famille de mon enfance.