Avignon Off 2018. Le fil des mots comme passerelle
Ce papier ne cause pas chanson à proprement parler. Mais, nous ne sommes pas à NosEnchanteurs pour parler propre, mais pour chanter juste. C’est pourquoi je me permets ici d’outrepasser la frontière factice séparant le « texte musiqué » du genre « chanson ». Et m’autorise ainsi à poser une passerelle, si fragile soit-elle, pour tenter de les relier l’un à l’autre. Tout en tentant de comprendre ce qui se joue alors…
Je connais Michel Bruzat depuis ses Caprices de Marianne, donné au Théâtre du Balcon, dans le cadre du Off d’Avignon 1995.
Avec le Théâtre de La Passerelle (qu’il a installé dans le Limousin il y a plus de 30 ans), le metteur en scène est parvenu à tisser un patchwork théâtral qui, de par les matières, les motifs et les couleurs qui le composent, sait nous envelopper et nous réchauffer l’âme et l’esprit. Comme peu en sont capables à ce degré d’intensité-là.
À chaque fois que je pénètre dans cette antre qu’est le Théâtre des Carmes, un « free-son » me traverse le corps. Créé par le poète, homme de théâtre et initiateur du Festival Off d’Avignon (1966), André Benedetto, ce lieu résonne de son passé et raisonne par son présent à mes sens reconnaissants. Car, depuis la disparition du père (2009), c’est le fils, Sébastien, qui a repris le flambeau et qui, au fil des années, affine et affirme de plus en plus précisément sa vision du spectacle vivant. Et pour ce faire, on voit bien que la programmation qu’il propose est le fruit d’une filiation évidente et d’une fidélité remarquable à la figure tutélaire paternelle. Mais aussi d’un véritable engagement d’aujourd’hui auprès des jeunes compagnies locales. Et, au-delà de cet équilibre (ô combien fragile et sacrément casse-gueule) qu’il propose, la cohérence et la ligne politique sont formidablement claires et nettes, donc totalement assumées : le théâtre peut alors devenir un lieu d’expression pour ceux à qui la parole n’est habituellement pas offerte, ni même proposée.
Et il est symboliquement fort que les deux premiers spectacles qu’il m’ait été donné de voir dans cet Avignon Off 2018 (Ridiculum Vitae de Jean-Pierre Verheggen et Jacques Bonnaffé et Les soliloques du pauvre de Jéhan Rictus) soient deux spectacles montés par le même metteur en scène (Michel Bruzat), dans le même endroit (le Théâtre des Carmes), avec deux couples comédien/musicien qui offrent aux textes défendus et magnifiés un écrin à la hauteur des auteurs. Et si je ne suis pas certain que cela soit du fait du hasard, je suis tout à fait convaincu que cela a du sens. Faute de place dans ces colonnes, je ne pourrais malheureusement pas vraiment parler du second spectacle où le duo Pierre-Yves Le Louarn (prodigieux comédien, au point que l’on est persuadé de réellement voir différents personnages) et l’accordéoniste-pianiste Sébastien Debard (qui offre un éventail musical d’une ouverture immense à son compère) font une proposition plus que prometteuse, dont on reparlera certainement (il est fortement question que ce spectacle joue dans le Off en 2019). Joué seulement une fois durant ce Off 2018, ce plaidoyer pour les plus fragiles d’entre-nous nous arme en conscience, nous soulève et nous incite à récuser toute forme de pouvoir d’un être sur un autre, quel qu’il soit. Mais, je ne peux évoquer ce spectacle sans une mention spéciale au créateur lumières, Franck Roncière. Dire qu’il est parvenu à m’émouvoir autant que le duo sur le plateau est un euphémisme. Au point que, à plusieurs reprises, j’ai bien cru que c’était une ombre qui me parlait…
Dans Ridiculum Vitae, bien que complexe dans sa facture, le verbe de l’auteur belge Jean-Pierre Verheggen nous touche pourtant de façon directe et sans apprêt. Et ce, grâce à la malicieuse idée de séparer ce spectacle en deux parties, la première nous permettant d’entrer sans réticence dans le grand bain de cet univers textuel si singulier. Cela débute donc dans la salle, rideau de scène tiré. Le spectateur est accueilli par Ségolène de Lagarde, personnalité politique locale comme on peut en voir dans toutes les inaugurations de la terre. La vanité du discours et la béance de son contenu sont d’une telle justesse que l’on ne sait plus si on doit en rire ou en pleurer. Alors, on se laisse aller à faire les deux, réprimant une saine colère juste après un accès de rire nerveux. Parce que le tableau brossé nous raconte tellement bien ce que le pouvoir (à quelque niveau qu’il soit) fait, hic et nunc, subir au plus grand nombre. Avec cette formule introductive qui, d’emblée, nous raconte tout : « Bonsoir. Avant de prendre la parole, j’aimerais dire ces quelques mots… ». Implacable monstration sur ce monstre qu’est la personnalité politique pour ses administrés et véritable démonstration sur la vacuité et la vanité de cette forme-là de pouvoir, que d’aucuns, aveuglés ou inconscients, osent encore nommer « démocratie ».
Et puis, voili le second acte. Le rideau s’ouvre. Apparait alors un rideau de fond de scène qui ne recouvre qu’une partie du plateau, un pianiste à jardin au deuxième plan et la porteuse de mots juste derrière son micro central. La simplicité de la scénographie (qui nous fait entrer dans un cabaret à l’ancienne, sorte de petite boîte intégrée, posée là comme ça, de façon presque impensée, sur le plateau) semble ainsi vouloir nous faire plonger dans un univers chanson rive gauche ou, en tout cas, repéré comme tel. Mais ici, point de chanson, dans l’acception que nous lui accordons habituellement. Et s’il y a bien des mots portés par de la musique, Marie Thomas ne chante pas mais palabre (au sens africain du terme), disserte mais en aucun cas ne jargonne, s’épanche mais jamais ne rabâche. Si on y croise Rimbaud, Artaud, Malraux, Saint-John Perse, Verlaine ou Zappa, si on peut penser à la langue bien pendue d’un Villon, à l’inventivité d’un Michaud ou à la truculence d’un Rabelais, la langue de Verheggen m’apparait plus comme un tableau de Bacon, une chorégraphie de Pina Bausch ou un rap d’Oxmo Puccino. Il y a, dans cette façon d’agencer ses mots-véhicules d’idées fortes, quelque chose d’organique, d’ondoyant et de rentre-dedans. Et même si ces termes semblent ne pas pouvoir s’assembler de prime abord, Verheggen parvient à les accorder les uns aux autres pour créer des articulations nouvelles, lesquelles procurent des sensations inédites. Comme un fer rouge frôlant mes pieds gelés, comme un swing de Mohamed Ali dans de la crème fouettée ou comme un massage thaï sur un bœuf de Kobé.
Mais, tout ce grand chambardement que provoque en nous le Prix Nobelge de lis tes ratures, vient également de la performance conjuguée de 4 artistes, qui ont su se mettre au service de ce texte complexe pour savoir lui offrir la possibilité d’une écoute et d’une compréhension immédiates. Le metteur en scène (Michel Bruzat), le créateur lumières (Franck Roncière) et le musicien (Benoît Ribière) ont su, avec cette incroyable comédienne qu’est Marie Thomas, construire un objet scénique formidablement parlant à bien des points de vue et à moult niveaux. Parce que chacun des protagonistes a su, sous la baguette expérimentée du capitaine de ce « vaisseau-fantasme », se fondre dans un projet collectif. Et ce, au service d’un texte incroyable, qui a su se délivrer de la gangue d’une langue convenue, pour s’exposer dans un verbe d’une verve rare et exploser de mille saveurs (comme le plus juteux des fruits exotiques et érotiques). Aux claviers, Benoît Ribière fait preuve d’une humilité admirable, d’une écoute d’une sensibilité rare et d’une créativité délicate. Le pointillisme discret du créateur lumières, Franck Roncière, détoure de façon subtile et élégante chacune des attentions dont font preuve les 2 personnages sur scène. Et tout ce tact et ce soin permettent donc à cette noble servante des mots qu’est Marie Thomas de pouvoir se lâcher et créer un personnage qui rend grâce comme personne à cette langue sans-gêne et sans faux-semblants.
Ainsi, la boucle est-elle bouclée. Et tout ceci n’est-il pas, en fin de comptes, un juste retour aux sources ? Alternativement espiègle comme le ruisseau et serein comme le canal, sec comme l’oued et mouvant comme la rivière, tumultueux comme la cascade et sauvage comme le torrent, puissant comme le fleuve et houleux comme l’océan, ce cours d’eau à la bouche qu’est Ridiculum Vitae parvient à humecter nos lèvres desséchées, à hydrater notre langue pétrifiée, à désaltérer notre gorge nouée et à revitaliser notre corps tout entier. Assis sur une rive, Jean-Pierre Verheggen incite tout un chacun à « bosser d’arrache-vers et d’arrache-pied, tout en faisant de la langue un travail et une fête », à « parler comme bon lui semble, aux risques et périph de se ghettoïser » et à « pratiquer toujours la Langue d’Escampette ». Et puis, sur l’autre rivage, moi, spectateur lambda, prêt à funambuliser et à me laisser porter par le courant de cette pensée à la fois complexe et simple. Et, au milieu, Michel Bruzat, qui pose sa passerelle (fragile comme une porcelaine de Limoges), que l’adresse droite et adroite de La Marie Thomas, l’ouïe de finesse de Benoît Ribière et les pinceaux lumineux de Franck Roncière rendent solide comme un fil (sûr) de soi(e). Parce que c’est seulement sur des passerelles de cette qualité-là (et sans droit de péage outrancier) qu’il sera encore possible d’entonner, de partager et d’entendre de tels hymnes à la liberté.
Ridiculum Vitae – Théâtre des Carmes (Place des Carmes) tous les jours à 14H50 (relâche les jeudis)
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