Frère Jacques, dormez-vous ?
Je me souviendrai toujours de cet après-midi entre pluie et soleil où nous t’avons accompagné au Père Lachaise, tout près de tes nouveaux voisins Desproges et Bashung. Il y a pire, non…?
Non, je ne peux pas croire que cela te concerne, pas toi… Et ne m’en veux pas si je te tutoie, je dis « tu » à tous ceux que j’aime, je dis « tu » à tous ceux qui s’aiment, même si je ne les ai vus qu’une seule fois… Mais toi, Jacques, on ne peut pas dire que je ne t’ai vu qu’une seule fois, oh non ! C’est bien simple, depuis toutes ces longues années et ces milliers de concerts dans ma vie, tu es sans conteste celui que j’ai vu le plus grand nombre de fois en scène, et surtout dans des circonstances les plus disparates qui se puissent être.
Tu sais, cela doit bien faire des centaines de concerts, Jacques… Alors, juste comme cela, parce que cela fait du bien en ces tristes circonstances où tu te fais la malle, voici quelques souvenirs d’ordre plutôt personnel, des souvenirs de moments hors du temps qui ont, chacun à leur façon, marqué ma vie de spectateur et ma vie d’humain…
Assister à un de tes concerts, tous ceux qui y était pourraient le dire, c’était forcément inoubliable. Alors, des centaines ! Et toujours, à chaque fois, ce fut un moment unique, fort et magique. Toujours. La vie, comme du noir en couleurs. Combien de ces concerts marathons qui se terminaient au petit matin, de ces sets de plusieurs heures sans fin ? Je crois que, sauf erreur, le record revient au Grand Rex où le spectacle dura toute la nuit, pas loin de sept heures de concert !!!
Forcément, tout est en vrac, tout se mélange, un peu comme dans une histoire d’amour, mais tu ne m’en tiendras pas rigueur, hein ?
Alors, à l’instar de Perec, un autre fou des mots, je me souviens…
Je me souviens de ce concert à Mogador (j’y repenserais bien plus tard au Maroc, en voyage à Essaouira, dont Mogador est l’ancien nom…). Cette soirée incroyable est gravée sur un double album, triple vinyle à l’époque, avec un « Hold Tight » enflammé, et une version d’anthologie de « Je veux cette fille » et son monologue déjanté comme tu en as le secret, lequel dure bien une vingtaine de minutes !
Je me souviens d’un concert incroyable de proximité sous la coupole du Cirque d’Hiver, ce sublime endroit à la beauté baroque qui était un si bel écrin à ta généreuse folie.
Ce soir là, touché sans doute par la façon dont je recevais tes chansons depuis le premier rang, tu as chanté un titre juste pour moi (enfin, presque…) les yeux dans les yeux en me tenant les mains, m’offrant un moment gravé à vie dans ma mémoire. Eh oui !
Je me souviens de ce show case privilégié en tout petit comité à la Fnac du Forum des Halles, devant une quarantaine de happy few sidérés d’en être…
Je me souviens du Grand Rex en 1995, des Zap Mama qui t’accompagnaient. Des années plus tard, visitant l’exposition permanente « Les Etoiles du Rex » sur les coulisses de l’endroit, je suis tombé sur un film retraçant les concerts de cette salle grandiose. Et là, soudain, au détour d’un extrait fugace, ma bouille adolescente extatique au premier rang ! Emotion…
Je me souviens de ce spectacle sur Trenet au pied de cette gigantesque cathédrale du sud de la France (était-ce Rodez ? était-ce Albi ?) lors duquel tu avais pris un malin plaisir à titiller les éminents élus locaux parqués au premier rang, lesquels avaient fini par quitter bruyamment les lieux, drapés dans leur dignité et outrés par tes déclarations. Victime d’un trou au beau milieu d’une chanson, tu avais en effet balancé qu’il fallait plutôt y voir un hommage au Fou Chantant, lequel aimait lui aussi beaucoup les trous…!
Je me souviens de ce moment de grâce éthérée entre ciel et terre. Ce devait être en 1984, je te revois chanter, perché à 30 mètres de haut avec ton piano sur une plateforme de verre au Trocadéro, tandis qu’au dessus de ta tête, le funambule Philippe Petit, cet autre fou furieux, faisait des allers-retours sur son câble tendu entre les deux ailes du Palais de Chaillot. Gloire aux héros de la voltige…! Qui d’autre que toi pouvait faire ça…?
Je me souviens d’un autre concert en particulier où tu avais pris ton public à parti pour lui confier tes conseils plutôt intimes pour vivre une vie pleinement épanouie à l’écoute de ses envies et de ses désirs. Je t’ai écouté, Jacques !
Je me souviens de ce Bercy incroyable, en 85. Mahut, ton percussionniste hiératique perché derrière ses bongos, à l’arrière d’une jeep tournant follement tout autour de la scène dans l’arène en folie. 15.000 personnes dans une communion absolue. Diabolo, ton harmoniciste fou, te rejoignant en mobylette sur le sable de l’arène. Un décor de folie, des trappes (dangereuses…) un peu partout pour faire apparaître tes musiciens… Une intro poignante par Mory Kanté à la kora, rejoint par la suite pas Youssou N’dour et les Etoiles de Dakar, rigoureusement inconnus encore à l’époque… Est-ce ma mémoire qui me joue des tours, ou y avait-il même un cheval sur scène à un moment…?
Je me souviens de ces retrouvailles à La Cigale, sans doute en 2010, de cette soirée folle où personne ne voulait se quitter à l’issue du concert…
Je me souviens de mes amours avec qui j’ai partagé tout cela, tes chansons, tes albums écoutés dans la voiture au fil de la route des vacances, ou des week-ends…
Je me souviens de tous mes oublis…
Oui, Jacques, tu as si bien su bouffer la vie et célébrer l’amour, insaisissable par essence…
A ce propos, Anne Sylvestre, une autre éprise de liberté tout comme toi, s’est joliment posé la question dans une de ses chansons :
« Mais comme Higelin
Comme les copains
Je me demanderai toujours
Comment faire les chansons d’amour ? »
Peut-être bien, comme tu l’as fait, en laissant cours à ta si belle folie libre, à ton ivresse libertaire, à ta poésie fulgurante de funambule gracile, fantasque et malicieux….
Bienvenue au Paradis païen, Jacques ! Comme tu le chantais si bien dans La Ballade de Tao : »Vivons heureux aujourd’hui, demain il sera trop tard… »
Et demain est un autre jour.
Les mots d’Arthur H sur sa page facebook ce 15 avril 2018 :
« JACQUES…
Un mot pour vous remercier de cœur à cœurs pour tous vos magnifiques et innombrables messages, votre tristesse tenace et toute la joie exprimée d’avoir vibré avec Jacques. Et aussi pour partager l’enterrement de grand prince gitan qu’on lui a fait et peut être consoler un peu votre tristesse. Pas de messe, pas d’église. Pour un être qui a tant chéri la liberté, l’indépendance et la fantaisie sans limite, c’eût été un blasphème ! On a posé son cercueil au centre de la piste du Cirque d’hiver. Juste entouré d’une mer de fleurs de tournesols qui captaient l’essence du Soleil. Dans les gradins, sa famille, ses amis et tout un public invisible : les fantômes heureux de tous ceux qui ont acclamé Jacques, au Cirque d’hiver ou ailleurs… La cérémonie a commencé. On a pleuré et ri. Sa belle voix tendre a encore résonné dans le cirque. Catherine Ringer a chanté L comme beauté. Camille a chanté Tiens j’ai dis tiens et j’ai pu, longtemps après la première fois, rechanter : pompiers, pompiers, j’ai des pompiers dans mon zizi. Camille a dansé autour du cercueil. Sonia Wieder-Atherton a joué, au violoncelle, une partita de Bach que Jacques adorait. Jeanne Cherhal a chanté Tombé du ciel. Daniel Auteuil a lu la lettre de Barbara sur Jacques. Sandrine Bonaire a lu un poème de Baudelaire, le Mort joyeux. Ken, mon frère bien aimé, a pleuré en racontant le rêve qu’il a fait la nuit de la mort : Jacques qui s’enfuyait dans des ruelles en éclatant de rire. Princesse Izia, ma sœur bien aimée, a chanté une merveilleuse chanson qu’elle venait d’écrire sur son père : Dragon de métal. Elle a aussi dansé autour de Jacques. Brigitte Fontaine n’a pas eu la force de parler. Elle a enregistré un poème mystique pour Jacques qu’on a écouté et j’ai déposé sur le cercueil une grande plume qu’elle avait ramené pour son frère d’âme… J’ai dit un poème aussi : le Passage. Et j’ai chanté le Destin du voyageur. A la fin Mahut s’est mis aux congas, Izia a commencé à chanter Irradié, le cirque s’est enflammé. Ken et moi et des amis ont porté le cercueil, on a fait tout le tour de la piste en pleurant et en chantant pendant qu’Izia dansait. C’était le dernier tour de piste. La dernière fois que Jacques était sur une scène. Les cuivres ont joué le riff d’Irradié, la musique montait. Tout le monde était debout et pleurait en applaudissant. On a fait le tour du cercle magique. C’était plein d’énergie et de folie. Puis Jacques est sorti du cirque. On a inventé un nouveau rite. Aujourd’hui, quand c’est possible, même très simplement, on peut inventer des nouvelles cérémonies pour célébrer les gens qu’on aime. C’est très important de ne pas les laisser voler la mort… Au Père Lachaise on a senti tout l’amour incommensurable de son magnifique public chéri. On a chanté tous ensemble. On a écouté Parc Montsouris, J’suis qu’un grain de poussière, Le berceau de la vie et Tête en l’air. Et on a enterré Jacques. On est retourné au Cirque d’hiver pour boire des coups et faire la fête. Soyez joyeux quand vous pensez à lui ! On a eu tellement de chance de le croiser.
Aussi, il est mort paisiblement. Il a juste fermé les yeux et il est partit, sans souffrance. Je vous dis tout ça en espérant soulager votre peine. Merci. Je vous souhaite le meilleur. Jacques vit en nous tous maintenant. Son esprit est vivant. Je vous aime. Arthur. »
Bel hommage, Pattrick ….Merci pour cette émotion communicative …
Et merci à toi, Catherine, pour le partage des mots de Arthur H.
Merci, Patrick, d’avoir si bien su raconter la simplicité, la folie, la présence, la créativité, la vérité,… d’un artiste qui sut exprimer la liberté et le partage comme personne, mais toujours à hauteur d’humain.
Si personnels et singuliers soient-ils, tes ressentis sont les miens et tu te fais le chantre d’un chanteur qui vécut le présent comme un cadeau et qui sut en jouer de mille et une manières.
C’est très beau d’avoir du coeur de cette façon-là, de baiser la vie
et de la faire jouir et réjouir à en pâlir d’en vie ainsi…