Avec le temps 2018. JeHan-Suarez, tango pour deux ailes envolées
JeHan-Suarez, « Pacifiste inconnu », festival Avec le temps, Le cri du port, Marseille le 18 mars 2018,
Il a laissé tomber son patronyme, ce JeHan – géant là, pour la coquetterie d’un H majuscule, comme humain sans doute. Pourtant, Cayrecastel est un joli nom, château de pierre du Lot en Pays d’Oc, d’où il puise cette voix rugueuse et tendre à l’accent des troubadours. Quant on y rajoute des ascendances slaves, on ne s’étonne pas que cet homme là soit né pour générer l’émotion, le corps tendu, le geste sobre. Il sait où prendre ses mots, ce sont ceux de sa famille, de Dimey à Leprest, en passant par tous ceux qui nous mettent l’âme en pièce, Loïc Lantoine comme Agnès Bihl, avant eux Nougaro, Aznavour, Laffaille, Trénet, Caussimon et les grands poètes, Verlaine, Prévert…Sur eux il verse parfois des notes, ou bien celles de son comparse depuis vingt ans , le grand accordéoniste Lionel Suarez, fondateur du Quarteto Gardel.
C’est à un office dominical que nous nous sommes retrouvés ce 18 mars, assemblée de tous âges, des petits enfants aux cheveux blancs, au Cri du Port (1), temple du jazz à Marseille : la salle à l’étage, rue du Pasteur Heuzé, en fut réellement un, de culte protestant. Les vitraux sont tendus de velours noir, on y trouve encore le balcon de la tribune, le son et l’élévation ont en mémoire la spiritualité qui y a régné, et un Steinway, sans doute le plus beau piano à demeure sur une scène marseillaise, réjouit les connaisseurs. Nous ne l’entendrons pas ce soir, mais le piano à bretelles de Lionel nous a bien régalés, en compagnie de la guitare de JeHan, dont la main droite quand elle gratte les cordes a la vivacité des ailes d’un oiseau…Vous comprendrez que les deux artistes nous emportent vite vers les cimes, ressuscitant Allain Leprest, entre quasi inédits trouvés et souvent écrits chez des amis, et chansons emblématiques.
C’est Florent Vintrigner, l’auteur-compositeur de La Rue Ketanou, qui nous dévoile l’origine de ce terme de Pacifiste inconnu, une contrainte d’écriture en commun avec Leprest et Stéphane Cadé, qui n’aboutira pas. Mais que Leprest gardera, et qui devint incontournable quand Lionel Suarez et JeHan décidèrent de lui rendre hommage.
Comme sur l’album, on commence par « la boue d’un fleuve d’Afrique », et c’est Trafiquants, sur une musique de Romain Didier, naguère interprétée par Guidoni, qui nous met dans le bain des paumés et des crapules : « On boit le Pisco à la louche ». Tellement proches de Dimey ces chansons où l’on célèbre ceux qui ne boiront plus, Êtes-vous là ? » chevalier à la triste trogne, accordéoniste aveugle.
C’est avec C’est peut-être qu’on saisit l’accord parfait du duo, la musique de Galliano, le texte magistral d’Allain, et l’accordéon lent de Lionel, qui respire, répond ou fait corps à la voix si particulière de JeHan, qui porte haut ces destins inaccomplis.
Allain Leprest aimait écrire pour les autres, et c’est après un improbable karaoké qu’il broda pour JeHan ce Ne me quitte plus qui transforme le propos de Brel. Et aussi avec d’autres musiciens, ainsi le bégaiement « calamiteux teux teux » de Rue Blondin posé sur les notes de Louis Arti.
Le cœur battant du spectacle est cette improvisation du seul accordéon pleurant sur Bilou, Une valse pour rien, et La gitane.
Et en miroir le fabuleux J’ai peur dit en un long poème, où un petit enfant poussera l’à-propos jusqu’à pleurer à l’instant précis du « Des yeux terribles des enfants ».
Doucement l’accordéon reprendra sur le dernier J’ai peur avant d’introduire le Je ne te salue pas, dans une ronde étourdissante, symbole du chaos du monde. Qu’aucun vivant du ciel n’a pu concevoir aussi mal. En contraste, bien que du même Romain Didier, la douceur de la mélodie d’Où vont les chevaux (quand ils dorment) cache des interrogations et des doutes tout autant inquiétants.
Émaillé d’anecdotes, d’adieux déçus à l’enfance (Va-t-en jouer dehors), aux vivants – On leur dira, tout en douceur mélancolique, à ceux de 14-18, le récital prend parfois des accents nougaresques (Chuttt), ou à la Loïc Lantoine : « Y a rien à dire c’est pas d’ma faute / J’me fous l’feu au cœur pour un rien » que le public reprend à bouche fermée.
Richesse de ce Pacifiste inconnu auquel s’ajoute trois textes chantés de Bernard Dimey, dont la si douce « J’aimerais tant savoir comment tu te réveilles » accompagné en sourdine par l’accordéon, alors qu’il se fait martial sur Si tu me payes un verre. On laisse à Dimey la conclusion : « Et quand on s’est tout dit il reste la musique ».
Le site de JeHaN, c’est ici. Celui de Lionel Suarez, là. Ce que NosEnchanteurs a déjà dit de JeHan, ici.
(1) Si l’association de passionnés de jazz a été créée en 1981, ce n’est qu’en 2004 qu’elle a trouvé ce lieu d’accueil permanent. Le lieu est depuis 2016 dirigé par Armel Bour et vise à devenir la Scène de tous les jazz. Outre ses actions culturelles pédagogiques autour du jazz, Le cri du Port a également participé en 2017 à la troisième édition de la Fabrique à chansons-Sacem autour de l’auteur-compositeur Ludovic Guérin.
Il y avait un bout de temps que je n’avais pas entendu JeHaN …
Très bien accompagné à l’accordéon, il nous fait revivre Allain,
et c’est très bien chanté.
Merci Catherine, et heureux ceux qui étaient au festival…