Bruno Ruiz, fidèle à son possible poids d’hirondelle
Théâtre Clavel, Paris, 19 février 2017,
Il y a deux Bruno Ruiz. Celui, en privé, des coulisses de ses exploits : épicurien, drôle, engagé. Déjà indispensable, mais pour d’autres raisons… Et le chanteur en scène, d’une infinie poésie. Pas de celle qui, pour la frime, convoque des mots savants et ne peut se passer d’un dictionnaire de rimes. Non, celle, humble, du quotidien qui pourtant, par sa plume ou son clavier, reconsidère le vocabulaire du tendre, le fait éclater de saveurs, de couleurs. Lui chante l’amour. Et un peu la révolte. Parfois les deux ensemble : je le soupçonne de chanter aussi l’amour de la révolte et d’espérer des jours meilleurs. Ruiz en scène, c’est l’épure du métier. Pas de jeu de lumières alambiqué si ce n’est l’éclairage des mots, pas de chorégraphie sauf celle des sentiments dans un évident protocole : Elle est avant Eux mais, elle ou eux, Ruiz voyage en des amours majeures : « Je t’appelle et la Chine apparaît à nos yeux sur des cartes marines… » Bruno Ruiz évolue dans les cinq éléments que sont la terre, l’eau, l’air, le feu et l’amour. Au risque de me griller, j’aurais bien osé les feux de l’amour.
« Changer vos rêves d’hiver / Repeindre le printemps en aquarelles de pluie… », les mots de Bruno Ruiz sont doux à nos oreilles ; ça nous console de la rudesse du mobilier, de ces étroits bancs en bois que tente de couvrir une mousse fatiguée de tant de fessiers qui s’y sont succédé. Si le Théâtre Clavel est un élégant lieu, il n’en est pas moins spartiate. Mais revenons à ce Toulousain-là, qui constamment tente de fuir dans ses mots, d’en peser les mystères, lui le gardien de jardins secrets, « sentinelle de chaque nuit nouvelle » rompue aux utopies, « fidèle à son possible poids d’hirondelle ».
« Par le courage de tes questions, par la réponse de ton corps… » On l’envie d’être si amoureux, de si habilement, si joliment le dire, le rendre : l’aimée doit être comblée. Apprenons par cœur ses vers si doux pour justement gagner des cœurs.
Autre amour, à l’adresse des enfants (« on est parents toute sa vie… »). Et, par le truchement d’une chanson-confidence, en direction de ses parents. Souvenir du fils d’ouvrier qu’il est : fils de jardinier, pas de gens lettrés, grand marécage du peuple, famille soudée pour faire face à la misère, famille fracassée d’une guerre perdue alors qu’ils étaient du côté de ceux qui avaient raison…
Dans le noir de la scène, dans le noir de sa cécité, excelle le pianiste Alain Bréheret qui sait tout aussi bien les notes de l’amour sur le bout des doigts. « Soyez beaux du fond des yeux » chante Ruiz : Bréheret l’est, qui participe tout autant à la lumière de ce récital.
En bout de ce tour de chant, trois rappels, à tous les sens du terme. Ferrat (Que serais-je sans toi, qui résume bien ce récital), Ferré (Que sont mes amis devenus ?*) et Vasca (« Rêver sa vie, vivre ses rêves / Avant que la vie ne s’achève »), l’ami il y a peu disparu. Et un trait d’humour, un seul, comme pour rentrer dans ses habits civils, repartir dans cet autre lui qui lui va pareillement bien.
*Texte de Ruteboeuf il va de soi.
Le site de Bruno Ruiz, c’est ici ; ce que NosEnchanteurs a déjà dit de lui, c’est là.
Message de Bruno Ruiz à son retour de Paris :
« Chers amis de FB,
Me voici donc revenu dans ma ville rose avec le cœur plein de vous qui avez eu la gentillesse et la curiosité de venir m’écouter aussi nombreux au Théâtre Clavel. Je voudrais vous remercier ici chaleureusement et vous dire la joie d’avoir enfin pu mettre des visages sur certains d’entre vous dont les mots me touchent, même si je ne vous réponds pas toujours comme je le souhaiterais et qu’il y a des choses difficiles à dire autrement qu’en chantant. Joie aussi d’entendre votre écoute bienveillante de là où j’étais, dans un dialogue où je ne suis pas toujours le seul qui chante. Je vous le redis, sachez que ces rendez-vous sont pour moi des moments rares et précieux. Ils justifient au-delà de mes espérances les heures passées à mettre en place avec mon ami Alain Bréhéret ces chansons qui me racontent pour vous rejoindre. C’est sans doute cela la chanson : ce lien privilégié de tant de possibles inaccomplis qui nous portent en avant de nous-mêmes. Antonio Gramsci le disait il y a longtemps déjà : il faut être pessimiste par l’intelligence et optimiste par la volonté. C’est ce que j’essaie de faire avec les outils de notre langue. Je sais que vous le faites vous aussi à votre façon et nous ne serons jamais assez nombreux pour écrire le bonheur du monde. Je vous embrasse bien fort à tous et vous dis à bientôt sans doute encore quelque part. »
Inventer des chansons, c’est bien souvent mettre en mots, en histoires, en sensations ce qui est resté irrésolu dans nos vies. Il y a longtemps que je me le dis, et suis heureux de lire sous la plume de Bruno Ruiz quelque chose d’approchant : « … ce lien privilégié de tant de possibles inaccomplis ».
D’avoir de ses nouvelles aussi.