JE est un autre
Parcourons les festivals, les CD, les chansons. Ouvrons nos oreilles.
Le mot qui revient le plus souvent, inlas- sablement, dans toutes les chansons (ou presque) est un petit vocable arro- gant et prétentieux, de deux lettres, l’une affublée d’un point, certes, mais sans réelle grandeur : je.
Omniprésent, il s’insinue dans les couplets, les refrains, au détour d’un vers, parfois prenant la première place et même s’immisçant jusque dans le titre. Ce détestable nabot semble vouloir toujours briguer les honneurs, briller sous les lumières, jaillir de la musique, s’imposer partout. Parfois, sournoisement, il s’élide, partiellement caché sous une apostrophe, pour mieux nous surprendre. Parfois il s’entoure d’un staff, d’une garde rapprochée, les me, moi, mon, ma, mes. Voués aux seconds rôles, ils n’en sont pas moins agaçants, au service de leur maître.
Seul ou accompagné, je inflige sa suffisance à la syntaxe, s’impose dans la rhétorique, s’affirme en parangon, en modèle, en phénomène ; qu’importe le visage qu’il se donne pourvu qu’il soit là !
Qu’avons-nous fait aux muses ? Qu’avons-nous perdu en route ? Comment en sommes-nous arrivés là ?
Bien sûr son attitude a des antécédents, même parmi les plus nobles vecteurs : Trenet, Brassens, Brel, Ferré, pour ne citer que les plus sociologiquement incontestables, en ont usé parfois pour ne pas dire souvent. Mais il fallait distinguer le canteur (que Stéphane Hirschi définit comme l’équivalent du narrateur dans un roman) et le chanteur (interprète humain en chair et en os). Lorsque Charles Trenet chante « Je fais la course avec le train » on sait bien que ce n’est pas lui-même, avec son chapeau et ses yeux écarquillés, qui court ! Lorsque Brassens chante « Je me déguise en cachalot / Et je me couche au fond de l’eau », on a compris qu’il faut distinguer le personnage de la chanson et son interprète-créateur.
Est-ce pour profiter de ces glorieux exemples que je se faufile, s’impose dans les chansons des moindres inconnus ? Si c’est le cas, les pauvres ne peuvent que souffrir de la comparaison. En tout cas le public en souffre. Je phagocyte leurs textes, les vampirise, les réduit à la première personne du singulier, les isole et les prive de tout partage.
Ce n’est pas bien grave, lorsque je se glisse dans les chansons médiocres, celles qui donnent au public l’occasion de faire une pause entre deux bonnes chansons, tandis que le chanteur chante pour lui, pour se faire plaisir. Mais lorsque je pourrit tout un concert, c’est comme un virus qui affaiblit la chanson, la rend moins fréquentable et donne envie d’aller ailleurs écouter Ravel ou Jarrett ou même les petits oiseaux des bois. Car enfin, qui a envie de s’intéresser, de s’apitoyer ou de s’identifier à ce je parmi tous les autres je qui le valent bien ? En quoi ses actions ou ses sentiments pourraient-ils attirer l’attention ?
Les complotistes prétendent que ce je est un instrument de destruction massive : plus on l’utilise, moins on donne à la chanson de chances d’être autre chose qu’un art mineur, ce qui rend service aux forces du mal dont le but est de tuer l’intelligence et la liberté. Les complotistes exagèrent toujours. Les gens plus raisonnables se contentent de penser qu’ils ont bien assez à faire avec leur propre je sans avoir à s’intéresser au je des autres. Certains, moins charitables, estiment n’avoir pas de rôle à jouer dans une sorte de psychothérapie où le patient s’agite en rythme sous la lumière et se nourrit d’applaudissements qu’on ne saurait lui refuser. On n’est pas charitable, mais on n’est pas des monstres pour autant.
Ne soyons pas injustes : quelques chanteurs ont su chasser le je ou le réduire à la portion congrue, voire le maîtriser avec habileté. Ceux-là ont-ils pratiqué leur thérapie chez un spécialiste autorisé ? Ont-ils abandonné toute prétention à passer à la télé ou bien, au contraire, ont-ils décidé de chanter en anglais pour conquérir le monde avec des I ? Ont-ils adopté l’impératif du genre « Marchons ! Marchons ! » ou « Groupons-nous… » dans un élan de générosité autoritaire ? Ou bien simplement ont-ils du talent ?
Intéressante réflexion. Mais je ne vois pas pourquoi il faudrait distinguer le personnage qui s’exprime dans la chanson du chanteur-interprète quand il s’agit de Trenet ou de Brassens, et pas pour tous les autres chanteurs. Pourquoi faudrait-il croire que l’artiste qui chante en « je » exprime forcément son vécu ? C’est d’ailleurs un reproche fait jadis à Sardou, qui, dans ses « villes de grande solitude » clamait « j’ai envie de violer des femmes » : beaucoup de gens, animés par leur haine du chanteur, y avaient trouvé prétexte à en rajouter une couche en identifiant totalement l’artiste au personnage de la chanson.
Mais où je rejoins totalement Michel, c’est dans l’usage immodéré du « je ». J’apprécie quand un chanteur varie les points de vue. Par exemple, Dieu sait si j’aime Thomas Fersen, que je considère comme un des plus grands auteurs actuels, mais c’est un reproche que je lui fais toujours : à vue de nez, 95% de son répertoire est en « je ». Bien sûr, vu son univers, on comprend bien qu’il ne parle pas de lui personnellement, mais de temps à autre un texte entièrement en « il » ne ferait pas de tort (je dis « entièrement » car il arrive souvent que le couplet soi en « il » mais le refrain en « je »).
Le « je » est surtout très utile pour ne pas parler de soi. Pas besoin d’être Trénet ou Brassens pour incarner quelqu’un d’autre que soi. Un auteur qui m’est proche (j’ai failli dire « je » mais j’y ai échappé. Ah non, finalement, j’y ai pas échappé…) a écrit « je suis un pigeon parisien », « je suis la femme » ou « j’ai voté Front National ». On n’est pas obligé de le prendre au premier degré, ni à la première personne du singulier.
Pour que l’analyse soit tout à fait pertinente il faudrait citer quelques exemples de chansons où l’emploi de ce « je » vous irrite particulièrement (les exemples de Brel et de Trenet étant pour vous des…contre-exemples).
Quant à MOI, ce qui M’horripile, non pas dans les chansons mais dans les critiques de spectacles, films, concerts etc.., c’est, au contraire, l’emploi du « on » :
Plutôt que d’avouer franchement : « Je m’y suis ennuyé », le critique préfèrera asséner « On s’y ennuie ferme » ! ce qui insinue qu’il n’était pas le seul à s’ennuyer et rend perplexe le lecteur qui, lui, y aurait trouvé de l’intérêt !
Dans le genre dithyrambique le critique pourra affirmer : « on est transporté (dans un autre univers ?) » ou, mieux « vous êtes transporté… » encore plus convaincant.
Bref, JE trouve que, dans ce domaine, il serait bon de prendre clairement position !
Lorsque la chanson évoque une histoire qui n’entre pas dans le quotidien banal, il n’y a pas confusion entre le canteur et le chanteur. Gilles Roucaute, qui n’a rien d’un minotaure ni d’un frontiste, utilise sainement le JE, mais le doute est permis lorsqu’il existe déjà dans la tête de celui qui fait la chanson. C’est le manque d’originalité des thèmes qui rend le JE (jeu) insupportable, mais si on le remplace par un TU, on risque de sombrer dans le même écueil.
Comme toujours ces débats nous passionnent mon ego et moi, et nous rendent perplexes….
Alors : Brassens, Brassens,Brassens..OK Brassens!!!
Mais que devons nous faire mon ego et moi quand nous pensons à Fernande???
Juste pour faire écho à Jean-Pierre : « Mon chibre » de Pierre Perret
http://www.youtube.com/watch?v=U62Kv301P6s
Je suis comédien, Je suis je suis qu’est-ce que je suis, J’ai la télévision les trois chaines la couleur, j’suis heureux, ces chansons de Jacques Debronckart utilise un JE qui parle de Nous… tant que le Je parle de nous Il m’intéresse et c’est cela qui compte. Il y a bien des fois ou le JE de Trenet m’emmerde. Celui de Michèle Bernard, de Jacques Debronckart m’interpelle, me touche et c’est cela qui m’importe. Le On des critiques qui décident pour nous de ce que Je dois aimer m’emmerde.
Mais qui sont ces auteurs-chanteurs qui ont agacé Michel Trihoreau au point de motiver cet article? Des noms, des textes !
Jacques Bertin a souvent traité de la question du « je » dans ses écrits, notamment dans sa biographie de Félix Leclerc qu’il nous présente comme le pionnier dans ce domaine. Qu’il m’autorise ici à le citer : Page165, à propos de La Bolduc : « Ce n’est pas parce qu’elle est poétique qu’elle rentre dans l’histoire par la porte de sa cuisine, mais parce qu’elle dit « je ». Page 181, à propos de « la chanson de qualité » : « Au contraire, la lourdeur et les aspérités de ces nouveaux chanteurs en font des artistes : Ils vous apportent leur vie d’homme. Ils disent « je », fait nouveau. mais vraiment « je » ; un « je » souvent impudique. Et ils ne reculent pas devant les attributs du littéraire : L’image pour Leclerc et Ferré, le vers et la référence mythologique pour Brassens. »
Je ne souhaite pas relancer une polémique (?) que Christian Camerlynck avait conclu avec panache mais je vous demande : que serait la chanson que nous aimons sans le « je »?
(Et je ne parle pas des 2 tiers de ma discothèque à jeter.)
On ne peut pas dans un article court traiter le sujet largement. Les différents contributeurs par leurs commentaires élargissent le propos et l’enrichissent ; c’est le but. Je (moi) ne puis qu’être d’accord avec Christian Camerlynck, Gilles et Jacques Bertin qui donnent d’excellents contre-exemples ou JE est un véhicule efficace pour transporter des émotions et des idées riches derrières lesquelles il s’efface au second plan. Lorsqu’il ne transporte rien, que le reflet d’une vie banale, des états d’âme sans lendemain, des actes sans originalité, des pensées communes et qu’il occupe seul le terrain pour dire qu’il s’est levé ce matin, qu’il est seul, qu’il l’aime, qu’il a bu un coca ou qu’il est triste, il me serait seulement indifférent si je (encore moi) n’étais contraint de l’écouter se répandre coincé dans une salle dont il ne parvient pas à faire oublier l’inconfort.
Et puis il y a une telle richesse plurielle, un tel choix, une telle diversité dans la troisième personne ! Pourquoi tant s’intéresser à ce JE ratatiné lorsqu’il est réduit au plus petit commun dénominateur ?