Avignon Off 2016. Bon sens ne saurait mentir
Salubrité Publique, Cabaret anti-fâcheux – spectacle musical – La Bourse du Travail CGT,
Spectacle chaudement recommandé au tout dernier moment par l’équipe du très beau spectacle Métallos et dégraisseurs, j’ai pu assister à la dernière représentation avignonnaise de la compagnie Le Temps De Dire à la Bourse du Travail CGT le 24 juillet dernier. Et ça m’a vraiment fait le plus grand bien !
J’ai grandi à Chenôve, une banlieue un peu « craignos » de Dijon, dans un quartier où rien n’était impossible. Mais, où le possible ne se livrait pas, comme ça, au premier venu. De par mes fréquentations, j’aurais pu mal tourner. Et puis… non. Pourquoi ? Plusieurs raisons à cela, mais l’une d’entre-elles m’est revenue en tête en voyant Salubrité Publique, Cabaret anti-fâcheux : j’ai eu des potes dont les familles étaient des communistes « à l’ancienne » et dont la porte était toujours ouverte aux quatre vents à qui le désirait. Et j’étais de ceux qui allaient volontiers vivre des moments partagés chez eux et avec eux. Car ils étaient intenses. Car ils étaient joyeux. Quand j’écris « communistes à l’ancienne », entendez bien ce que cela signifie : rien à voir avec une vision politique rétrécie qui aurait fait une confiance aveugle au soviétisme d’alors, caricaturalement incarné en France par Georges Marchais. Non, rien de cela. Là, il s’agissait juste d’humanisme, de partage et de valeurs communes. Parce que chez ces gens-là, je ne dis pas qu’il n’existait pas quelques vieilles lunes, tirées des lignes d’un parti télécommandé par Moscou… bien entendu, que certaines doctrines aux œillères mal placées (mais fort tenaces) y menaient la vie dure à une certaine liberté de penser. Mais, pour le gosse que j’étais alors, ce n’était pas ça du tout qui comptait. Non, c’était plutôt la découverte d’un univers où tout devait se partager de façon équitable, où l’on pouvait soudain être durablement frappé par la révolte poétique d’une chanson de Ferrat, de Mouloudji, de Ferré, de Béranger ou du Renaud d’alors. Et où le credo, sous forme de leitmotiv, était le mot « paix ». Et j’ai toujours su (certes, un peu confusément à l’époque) combien je devais à ces familles, qui ont su me faire grandir avec ces valeurs-là.
Et bien… c’est tout ceci -sorte de bain de jouvence pour moi- que j’ai retrouvé avec ce spectacle, mené de main de camarade par le maître de cérémonie Paul Fructus. Lui, c’est entre Ventoux et Vaucluse qu’il a poussé, comme un sarment de vigne tentant de se frayer un passage vers le ciel, malgré les embûches tendues par un soleil de plomb et un mistral à décorner les cocus. Et c’est sur ces terres arides, entre Luberon et Provence que, l’air de rien, lui a grandi, avec ces valeurs si constructives de l’éducation populaire, pendant que son ami Jeannot (aux racines peut-être moins solides) tombait dans le piège d’une certaine facilité de « penser », en cédant aux sirènes du FN. Car il est bel et bien là le combat de Fructus : comment faire pour résister aux idées brunes qui s’instillent ? Et qui s’installent d’autant plus aisément et durablement que, pendant ce temps-là, les « pouvoirs publics » successifs ont dénigré et dézingué l’éducation et la pensée ? Alors qu’elles étaient pourtant des réponses dignes et efficaces à la résistible montée de désirs consommateurs aboutissant à des délires consumateurs. Bref, Paul avoue, quelque peu désarmé au début, qu’il a perdu son ami Jeannot deux fois : la première quand celui-ci s’est égaré dans les méandres de la « pensée nationaliste » et la seconde lorsqu’il est mort.
Alors, que faire face à ça ? Comment agir pour que notre monde ne cède pas à cette facilité de dénigrer l’autre, son semblable si différent ? Ô vous, frères humains, n’avez-vous donc pas conscience que ce refus d’autrui n’est que négation de notre humanité ? Alors, Paul a choisi. Il a choisi de répondre à la sombritude ambiante par le pouvoir éclairant des mots, qu’il nous offre par le biais de petits bouts de papier qui s’échappent de son parapluie comme des gouttes de pluie venues d’un pays où il ne pleut pas (« Derrière les volets, les martinets appellent la lumière » Michaël Glück). Parce qu’il a bien compris que la poésie était une bougie -à la flamme fragile, certes-, mais en mesure d’éclairer les questions que ne se posent pas les obscurantistes (« Tout nous parle de l’urgence qu’il y a à ne pas céder un pouce d’instant et de lumière au néant qui, tôt ou tard, installe sa nuit »). Alors, Paul a décidé de semer des mots, de creuser son sillon grâce au micro, laboureur infatigable d’une terre provençale sèche comme un coup de trique nationaliste. Et puis d’irriguer la glèbe grâce à l’humus d’une poésie aux potes en ciel insoupçonnables. Pour que Fructus puisse récolter les fruits dont il va (sans presser de) nous offrir le suc et le substantifique jus. Alors, de sa belle voix -profonde ou légère selon les intentions et les inflexions-, il nous fait entendre ceux qui ne sont plus là, mais qui nous aident pourtant toujours autant à vivre. Les poètes des Aragon/Ferrat et Ferré, La ballade des gens nés quelque part de Tonton Georges, Assez (Nougaro), Tout ce qui est dégueulasse et On peut tout couper en deux (Leprest), Vivre pour des idées (Escudero), Si l’on gardait (Vildrac), Utile (Roda-Gil), Nous deux (Caussimon), Faut Vivre (Mouloudji) et Là-bas chez nous (Fructus) se succèdent ainsi tranquillement nous laissant ouïr, jouir, entendre et comprendre tout ce que les mots ainsi articulés ont de pouvoir, dans le cadre d’un répertoire aussi subtilement choisi.
Mais, si on les appréhende et les discerne aussi bien, si on les apprécie et les distingue autant, ces mots, c’est aussi parce qu’ils sont accompagnés, soulignés et enrobés (au sens de « parés d’une jolie robe« ) par Marie-Claire Dupuy (piano et vibraphone) et Patrick Fournier (accordéon). Discrets, mais efficaces, tant dans leurs arrangements que dans leur jeu, les musiciens participent de la sobriété d’un spectacle joliment mis en lumière par Florence Pasquet. Vous aurez donc compris que, sans être révolutionnaire pour un sou, ce Cabaret anti-fâcheux est, en ces temps tourmentés (qui courent trop vite dans la fournaise avignonnaise), une jolie oasis de fraîcheur où il fait bon se poser et se reposer… les bonnes questions. À l’instar de ses camarades Jean-Louis Hourdin, François Chattot et consorts, Paul Fructus n’a jamais baissé les armes d’une culture populaire se basant sur une conscience et une responsabilité collectives. Et ce genre d’heureuse initiative s’avère véritablement être une œuvre de salubrité publique. Pour pouvoir, comme le dit délicatement Caussimon sur l’un des petits papiers lancés comme des confettis par Paul Fructus durant le spectacle (et que j’ai opportunément retrouvé sur mon épaule, une fois sorti), « dire je t’aime à ceux qu’on aime avant qu’il ne soit trop tard ».
Le site de La Compagnie Le Temps De Dire, c’est ici. Pas de vidéo de ce spectacle. En voici par contre une d’un précédent, en 2012, sur Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo :
Au moment ou nos sociétés dérivent vers la folie en produisant des monstres malades, incultes et sanguinaires il est grand temps de se recentrer sur l’humain, sur ses besoins essentiels. Les réponses, sans aucuns doutes, passent plus par l’éducation, la culture, le social, le service publique et le partage que par un délire sécuritaire qui ne donne bonne conscience qu’à des dirigeants politiques couards et incompétents. Merci à Paul Fructus, à ces artistes, et à Franck par ce magnifique article, de nous rappeler combien il est précieux de résister, de donner à réfléchir sur la façon dont on peut faire évoluer notre monde grâce à la poésie et le spectacle intelligent. Alors oui je le crois sincèrement, la chanson a humblement mais surement, son rôle de salubrité publique. Souhaitons à ce cabaret anti-fâcheux de pouvoir se produire le plus largement possible.