Avignon Off 2016. Aime le mot dit
« Nougaro, l’homme aux semelles de swing », spectacle original, Théâtre de l’Oulle,
Quand les mots rencontrent la musique sans que ce soit de la chanson, comment ça s’appelle ? Du rap ? Du slam ? De la poésie musiquée ? De la musique d’auteur ?… On s’en fout ! Ici, le vers en boit de toutes les couleurs, pour le bonheur d’entendre Nougaro comme jamais.
Christian Laborde est connu pour son roman L’os de Dionysos (censuré, en 1987, pour « trouble illicite, incitation au désordre et à la moquerie, pornographie et danger pour la jeunesse en pleine formation physique et morale »), pour son amour du Tour de France (chroniques et romans), pour son engagement dans la défense des animaux (ours et vaches) et pour son indéfectible amitié pour Claude Nougaro. Voilà, ça, c’est fait… je me suis débarrassé des préliminaires poncifs nécessaires pour la présentation de celui qui a décidé de monter sur scène pour faire entendre autrement son frère de chant.
Mais, il ne le chante pas. Il le parle. De prime abord, je me suis dit « merde, ce mec n’est pas comédien et ça se sent terriblement ». Mais, ce ressenti n’a duré que le temps d’y penser, car j’ai immédiatement été saisi par la beauté de la langue. Et cette attitude maladroite, voire gauche (très proche de celle de Nougaro sur scène) s’est très vite avérée être, non pas une posture du personnage, mais le comportement de la personne. Ici, Christian Laborde EST Christian Laborde. Et c’est justement l’une des raisons d’être de ce spectacle : ce qui signifie tout simplement qu’il ne pourrait être interprété par personne d’autre. Et c’est bel et bien parce qu’il est lui-même que cette proposition artistique (car c’en est véritablement une) est originale.
Parce que Laborde est un ami proche de Nougaro. Oui, j’écris au présent, car celui-là nous fait tellement revivre celui-ci (comme un cadeau intime) que, par moments fugaces, au détour d’un rimage, le mirage fait effet : « parce que c’était lui, parce que c’était moi » (« Je revois l’avenue vers l’école. Mon cartable est bourré de coups de poings. Ici, quand tu cognes, tu gagnes. Ici, même les mémés aiment la castagne »). Bien sûr, Toulouse est incontournable. Mais, ici, Christian l’aborde différemment. Il nous apprend que, pour Claude, elle n’était point la ville rose, mais la ville rosse. Et, au-delà du jeu sur les mots, on comprend pourquoi il a mis du feu sur ses maux : pour les cautériser.
Les aficionados de Nougaro savent bien qu’il eût une enfance compliquée, avec des parents artistes absents, élevé par ses grands-parents dans le quartier des Minimes. Mais, là, on y apprend que Pierre, le père, jetant un coup d’œil sur les médiocres résultats scolaires de son rejeton faisait alors résonner d’une colère tellurique la cuisine familiale de sa voix de ténor stentor (« J’entends encore l’écho de la voix de papa, c’était en ce temps là mon seul chanteur de blues ») : Claude a craint son père autant qu’il l’admirait, et ce jusqu’à la fin de sa vie, jeune taurillon marqué au fer rouge par une relation shakespearienne à ses géniteurs (« l’amour maternel ayant sauté une génération »).
L’intelligence de cette démarche de redécouverte de Nougaro, c’est qu’elle part de Laborde et de son choix du répertoire (dont, sciemment, ici, je ne parlerai pas, pour en laisser la découverte au spectateur…). C’est par la singularité de son regard de poète que l’on peut entendre le chanteur autrement. Au détour d’une anecdote, il nous éclaire des pans entiers de la vie d’un auteur qui cherche, avec ses mots, à se mettre à la hauteur des musiciens qu’il va rencontrer. Ainsi, à peine débarqué à Paris, vient-il poser sa langue de « jeune taurillon qui sent encore le lait de vache » au Lapin Agile, célèbre cabaret de la Butte Montmartre où son père avait ses habitudes. Mais, c’est en tant que poète qu’il y fait ses premières armes, remarqué par un géant noir du nom de Charlie Mingus. La musique viendra plus tard…
Ah, la musique… Compliqué avec l’ascendance qui est la sienne… Mais, quand il va s’y mettre, ce ne sera pas pour amuser le terrain ! Très vite, c’est le jazz qui s’impose : avec des partenaires de jeu virtuoses, comme Bernard Lubat, Pierre Michelot, Maurice Vander et Eddie Louiss, les mots de Claude apprendront à se marier avec un swing sans pareil ! Et puis, la découverte de l’Afrique, de ses rythmes et de sa lumière. Et l’approche d’un Brésil métissé de rêve et de réel, avec la guitare de Baden-Powell…
En fait, la beauté de l’idée de Laurent Rochut (metteur en scène qui a incité Laborde à transformer son « monodialogue » avec Nougaro en un véritable spectacle), c’est d’avoir pensé à associer le musicien Bernard Ariu, au poète. Mais, comme Laborde n’est pas chanteur, il ne fût jamais question qu’il empruntât la voie du vocaliste. A donc été imaginée une passerelle permettant à Christian de dire les textes de Claude, soutenu par le jeu subtil de l’accordéonniste-claviériste-accordiniste. Et si j’écris « subtil », c’est parce que Ariu a l’intelligence de ne pas reprendre la mélodie de la chanson pour accompagner le texte dit. Non, selon la nature de celui-ci, il sera sa ponctuation, sa ligne de basse, son épice,… Ici, le musicien concocte la sauce qui agrémente et fait le liant du plat de résistance imaginé par le chef des mots. Et cette « accompagnance ariuesque » (mélange d’accompagnement et d’ambiance) renforce particulièrement la beauté de la poésie nougaresque.
Si, au début de « Nougaro, L’homme aux semelles de swing », j’ai été quelque peu gêné par certaines lumières trop prégnantes, j’ai peu à peu fini par les oublier, même si, de temps en temps, quelques effets bienvenus les ont rappelées à mon bon souvenir. Céline Balestra (création lumière) et Emmanuel Tranchant (création lumière et son) participent donc de la réussite de ce spectacle original où des images mentales nous traversent épisodiquement, renforçant ainsi l’opinion de Catherine Deneuve sur Claude : « Nougaro, c’est du cinéma ». Avec ce spectacle, nous sommes donc à cheval (sur toute autre chose que des principes) entre chanson, poésie, théâtre et cinéma. Mais, finalement, peu importe : il s’agit d’un spectacle, ô combien vivant, où l’accent (encore un point commun entre Claude et Christian) est posé sur l’amour. L’amour d’un mec pour son pote disparu. L’amour d’un poète pour une langue rare. L’amour d’une œuvre singulière. L’amour de l’aspérité comme accident de la vie. L’amour comme une chance offerte aux présents de faire exister encore ceux qui ne sont plus là.
Et par les temps qui courent, ce n’est certainement pas du luxe…
Théâtre de l’Oulle, 19 place Crillon. Tous les jours à 20H45 jusqu’au 30 juillet inclus – durée 1h10. Réservations au 09 74 74 64 90
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