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Les yeux de la veille

Le Quartet buccal (photo QB Maryline Jacques)

Le Quartet buccal (photo QB Maryline Jacques)

« Les femmes aux yeux ouverts sont dangereuses » par le Quartet Buccal, Médiathèque Musicale de Paris, 15 mars 2016,

 

Le Quartet Buccal s’attache, depuis des lustres, à éclairer les consciences. De leurs éclats de voix de femmes -en prise avec la sauvagerie du monde- à la délicatesse de polyphonies savantes et maîtrisées, elles savent faire cohabiter le feu et l’eau, quitte à ce que, de cet alambic vocal spirituel, coule de « l’eau de feu ».

Il est des spectacles qui peuvent nous toucher pour une, deux ou trois raisons, que l’on est tout à fait capable de circonscrire et de désigner très clairement. Il en est d’autres qui nous embarquent, et on en ressort dérouté, mais emballé… et sans trop savoir pourquoi. Il en est encore d’autres qui nous bousculent, nous chavirent, nous émeuvent, nous enthousiasment, sans que l’on sache en parler : ils nous ont juste touchés d’une façon si intime qu’on ne souhaite/veut/peut pas s’exprimer à leur sujet. Et puis, il en est un que j’ai vu dans l’après-midi de mardi dernier à la Médiathèque Musicale de la Ville de Paris, aux Halles, et qui m’a fait un effet que je n’avais jamais ressenti auparavant dans un spectacle. Et pourtant, vieux loup des planches, des strapontins et des pavés que je suis, j’en ai écumé des salles, des rues, et tant d’autres lieux où l’expression artistique est à sa place (ou ne l’est pas, mais où elle finit toujours pas s’imposer d’elle-m’aime) !

Et, première surprise, sur ce coup-là, le Quartet Buccal est trois. Prenant le contre-pied des trois mousquetaires (qui, eux, étaient 4), et comme elles l’avaient déjà fait sur un précédent spectacle intitulé « Les tumultueuses », Claire, Marisa & Véronique se présentent en trio, dans une proximité chaleureuse avec le public. Avec, pour tout décor, un tapis, une chaise haute, trois petites lumières dispersées et deux-trois autres petites bricoles : on comprend vite que l’essentiel ne se jouera pas dans le déploiement de moyens (et encore moins dans l’esbroufe), mais dans une intimité et un espace de conscience, de confiance et de confidences. Et ce sentiment est immédiatement renforcé par le fait que tout va se jouer a capella (comme d’habitude pour ce groupe) et sans sonorisation, le moindre souffle et le moindre claquement de langue venant prendre toute leur place dans l’attention que le public -attentif et suspendu à leurs lèvres- leur prête. Ça y est : le décor est planté.

Nous avons là trois femmes, prêtes à nous livrer (pour s’en délivrer ?) leurs états d’âme, à hauteur d’Homme. Oui, « Homme » avec un grand « H » comme dans « La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen » de 1789, utilisé ici en tant que terme générique désignant l’Humain. Mais… justement, alors ! Pourquoi utiliser le mot « Homme » et pas le mot « Humain » ? Ah ben voui, tiens… voili une bonne question ! Si cette société n’était pas si patriarcale, et si elle avait été si ouverte que ça, elle aurait dû appeler son texte fondateur « La Déclaration des Droits de l’Humain et du Citoyen ». Mais, elle ne l’a pas fait.

En revanche, voilà comment commence ce texte issu d’une révolution de la fin du XVIIIe siècle, sur les valeurs de laquelle est censée être encore basée notre société actuelle : « Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. »

Et, en ce début de XXIe siècle, le tumulte du monde -qui est en train de nous submerger- nous renvoie, avec une violence inouïe, le fait que ces principes-là sont, aujourd’hui, bafoués par ceux-là mêmes qui sont supposés les mettre en application et les faire respecter. Et c’est bien parce que le bordel ambiant nous enferme dans une société en « état d’urgence » -et qui perd, chaque jour un peu plus, ses repères fondateurs- que le Quartet Buccal nous propose un spectacle qui s’articule sur l’histoire ô combien personnelle de chacune de ces trois femmes.

« C’est l’heure, pour moi, de retourner rechercher mes racines,
C’est l’heure d’aller là d’où je viens, pour savoir où je vais,

C’est l’heure d’aller plonger au plus profond des origines,
Allez, demain, c’est parti, je retourne au pays ! »

(photo DR)

(photo DR)

Claire Chiabaï a des origines italiennes, Marisa Simon maliennes et Véronique Ravier bretonnes. Chaleureuses chansons et monologues on ne peut plus directs vont donc se succéder -en douceur et en doux leurres- pour nous raconter le berceau familial et le pourquoi du comment du déracinement des parents, venus tenter l’aventure française, ligne d’horizon ô combien attirante pour ces émigrés d’ailleurs qui cherchaient juste à survivre. Et c’est justement dans ces histoires d’hier que résonne et raisonne étrangement l’actualité de ces derniers mois autour de ceux que l’on appelle des « migrants » (« étranges étrangers »), alors qu’ils sont, en réalité, des « réfugiés ». Bien qu’étant écrites avec les tripes, ces « compos«  sont d’une grande fluidité et parlent directement à l’esprit et au cœur, en toute simplicité.

On sait depuis des lustres que ces nanas sont magnifiquement timbrées et que, quand elles donnent corps à la musique, c’est avec moult arrière-pensées. Et là, ces arrière-pensées-là, elles proviennent juste de leur arrière-boutique, d’origines (trop bien) contrôlées ! On perçoit fort bien combien elles ont ressenti l’urgence de répondre à l’état d’urgence et à quel point ce que d’aucuns pourraient (cons sidérés) considérer comme des attentats à la pudeur sont, en réalité, des cris du corps -ces corps de femmes enfermés dans les préjugés et le carcan de la colonisation des esprits. Mais, là où le Quartet Buccal a magnifiquement su évoluer, c’est que ces « meufs-là » ne sont plus seulement dans la revendication d’une juste colère (tant féministe que sociale ou bien, tout simplement, humaniste) : elles sont d’une maturité et d’une « coolitude » qu’on ne leur connaissait point encore. Elles chantent dans des polyphonies fort joliment arrangées (par leurs soins et par leur complice de longue date, Gabriel Levasseur) et monologuent avec une tranquillité qui donne d’autant plus de force à leurs propos. L’humour (qui, lui, est là depuis leurs débuts) est heureusement toujours bel et bien présent, et fait passer des situations pourtant tragiques à un autre degré de perception et de compréhension : bref, tout ceci est d’une intelligibilité et d’une intelligence rares.

Et le résultat est d’autant plus surprenant que le temps d’une heure de spectacle -qui file à la vitesse de la lumière-, elles font passer un nombre d’idées absolument hallucinant : sur le monde, sur la société, sur l’histoire (les petites, comme la grande), sur les mœurs, sur la famille, sur les rapports sociaux,… j’en passe et d’âme ailleurs ! Et le tout, en toute simplicité et en pleine fraternité (oups, pardon… j’aurais dû écrire sororité !). Car ces sœurs de son, ces sœurs de sens, ont du chant qui cool dans leurs (dé)veines. Et, si elles nous donnent une véritable leçon de compréhension du monde, c’est l’air de rien, sans jamais vouloir en imposer à quiconque et en « ne se la pétant » jamais le moins du monde. Il y a une forme d’évidence dans leur expression, qui emporte tous les suffrages et qui prouve à nos sens reconnaissants combien elles ont aujourd’hui une maîtrise de leur art, ainsi qu’une vision -d’une maturité rare- sur leur vie. Et, ne serait-ce que pour cela, il faut remercier leur metteur en scène, Cécile Martin (qui, elle aussi, les connaît bien), pour avoir su leur donner une nouvelle direction dans leurs intentions profondes.

Aussi, si elles ne connaissent pas forcément le futur vers lequel elles se dirigent, elles ont vraiment voulu comprendre le passé d’où elles proviennent (quelques textes-surprises offrent d’ailleurs un relief particulier au spectacle… mais, je n’en dirai pas plus), afin de mieux et pleinement vivre le seul et unique moment qui, en réalité, existe vraiment : le présent. Mais, pour pouvoir y parvenir, elles ont saisi qu’il ne fallait pas se la jouer comme les singes tibétains (dits « de la sagesse »), en se bouchant yeux, oreilles et bouche (genre « ni yeux, ni maître ») . Mais, bien au contraire, en écarquillant le plus possible chacun de nos sens. Car ces fines mouches de fines bouches ont bien compris que c’est à ce prix qu’elles pourront avoir une prise au monde, afin de pouvoir au moins influer sur leur microcosme, au lieu de se laisser bouffer la laine sur le dos. Et c’est aussi en cela que cette heure passée de concert avec trois splendides femmes d’aujourd’hui est, au-delà de la beauté du geste esthétique, l’un des « moments politiques » les plus inventifs qu’il m’ait été donné de vivre…

Elles peuvent se rendre invisibles, les guerrières.
Elles chassent les souvenirs pénibles, les guerrières.
Elles ne perdent jamais de vue la cible, les guerrières
Elles savent qu’un autre monde est possible, les guerrières.

Ce spectacle est donc bien plus intelligent, bien plus subtil et bien plus fort que cet article ne s’échine à vouloir le dire : c’est pourquoi je lance ici un vibrant appel à tous les programmateurs de petits lieux, de médiathèques et de festivals de rue. Achetez ce spectacle à tout prix (même celui auquel le Quartet Buccal le vend) car, en plus de faire du bien au public, vous vous en ferez à vous-même. Mais aussi parce que, à la fin de ce voyage dans l’espace et dans le temps sur les ailes de la musique, vous aurez compris pourquoi les femmes aux yeux ouverts sont dangereuses. Et, sans l’ombre d’un doute, vous serez alors prêt à payer le prix de ce danger-là…

 

Le site du Quartet buccal, c’est ici ; ce que NosEnchanteurs a déjà dit d’elles, c’est là. Image de prévisualisation YouTube

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