La voix Ferré a-t-elle besoin de gardes-barrières ?
Une petite polémique agite actuellement le web des amateurs de chanson française.
La cause ? Un coup de gueule sur Facebook d’un artiste, le chanteur Frasiak : Ce matin sur Europe 1, Thomas Dutronc parle de sa « reprise » du poème d’Aragon « Est-ce ainsi que les hommes vivent »(intitulée « Aragon » sur son CD)… Ce ne sont pas ses mots exacts mais en résumé il dit : « Je ne savais pas que Léo Ferré en avait fait une mise en musique…! Il y a aussi une belle version de Lavilliers…! Bon, on a un peu taillé dans le texte…! » Sic… Une honte : texte tronqué, vers dans le désordre, mélodie très bof, interprétation annuaire téléphonique…
A l’appui de ce coup de sang, une vidéo de la chanson sacrilège de Dutronc junior (enregistrement d’une émission de juillet 2015 : marrant que cela n’ait pas soulevé des vagues bien plus tôt !), et une vidéo de la version de Léo Ferré, chantée par Bernard Lavilliers.
Ce post a été abondamment commenté et a fait l’objet de nombreux partages, répercutant ainsi la polémique de murs en murs. De quoi égayer ce dimanche morne et pluvieux, quoi.
Évacuons tout de suite la question. Il ne s’agit pas d’une reprise de la célèbre version de Ferré, mais bien d’une nouvelle mise en musique de ce poème d’Aragon. Il est vrai que Dutronc a sabré dans le texte et bouleversé l’ordre des vers. Mais un simple coup d’œil sur le texte original dans son entièreté montre que Ferré avait fait pareil : tout le début du (long) poème était passé à la trappe, la dernière strophe avait été réintercalée à un autre endroit, le refrain avait été formé de deux vers isolé d’une strophe disparue… Bref, rien de nouveau sous le soleil : de tous temps, les chanteurs ont remodelé les poèmes pour répondre aux exigences de la chanson !
L’élagage n’est d’ailleurs pas inepte. Thomas Dutronc a visiblement souhaité mettre en valeur le côté universel du poème, pour en faire une réflexion à portée générale sur l’amour et les hommes. Dans cette optique, il a très logiquement supprimé l’histoire anecdotique de Lola, la pauvre prostituée qui finira sous les coups d’un dragon. Une autre manière de voir, tout aussi respectable que celle de son glorieux prédécesseur.
Il en a fait une chanson aux couleurs country-western, qu’il interprète à la mode d’aujourd’hui, neutre et sans grands effets, tant la théâtralité semble bannie des chansons actuelles.
On aime ou on n’aime pas, choisis ton camp, camarade, et passons à autre chose !
Mais évidemment, les choses ne sont pas si simples.
Car ce qu’a commis notre jeune et inconsistant artiste, c’est ni plus ni moins un crime de lèse-majesté. Déjà, oser remettre en musique un texte que Léo avait pris sous son aile ! Quand on s’appelle Tachan (« Écoutez la chanson bien douce » de Verlaine), passe encore. Mais Thomas Dutronc ! Le rejeton de Jacques l’aquoiboniste et de Françoise la quasi-facho, un artiste vendu au grand show-biz, un chanteur de variétés. Et en plus il ose avouer en interview qu’il ne connaissait pas la version du Maître (N.B. : Vous y croyez à ça, vous ? Je dirais plutôt que c’est une manière pour lui d’esquiver la question de la comparaison)…
Résultat des courses : comme à chaque fois que l’on ose s’attaquer à Ferré, la levée de boucliers a été immédiate pour fustiger l’audace de l’artiste et souligner combien la chanson Est-ce ainsi que les hommes vivent a déjà été excellemment reprise par Philippe Léotard, Joan-Pau Verdier, Marc Ogeret… (complétez la liste vous-même : elle est longue).
Entendons-nous bien. Libre à chacun d’estimer la version de Ferré mille fois supérieure à celle de Dutronc. Mais est-il nécessaire d’y ajouter que la chanson honnie du rejeton est honteuse ou qu’il faut se nettoyer les oreilles après son écoute ? Faut-il rappeler que ce n’est pas une reprise mais une création, d’ailleurs intitulée Aragon ? Ce poème, parce qu’il a été mis en musique par le grrrrrrrrand Léo, est-il condamné à ne plus connaître d’autres notes et accords ? La messe serait-elle donc dite une fois pour toutes ?
Rien n’y fait ! Comme à chaque fois que l’étoile de Ferré pourrait prendre un quelconque ombrage, on voit ressortir les gardiens du temple, très actifs pour conspuer quiconque n’allant pas dans le sens de leur marche. NosEnchanteurs et Michel Kemper peuvent d’ailleurs en témoigner, avec l’article sévère sur Emmanuel Depoix. Ces gens-là savent-ils que la chanson peut prendre d’autres voies, tout aussi estimables ?
Je ne connais d’ailleurs pas d’autre artiste qui bénéficie sur le Net d’une telle « protection », d’une semblable garde rapprochée, à part Mylène Farmer (ne vous risquez jamais à en dire du mal non plus, sous peine de représailles sans fin).
Oserais-je l’avouer ? Cette attitude fermée et protectionniste me gonfle et aurait tendance à m’éloigner de Léo Ferré. Son œuvre n’a pourtant besoin de personne pour se défendre et se suffit largement à elle seule. Elle ne survivra d’ailleurs que si d’autres s’en emparent pour la parer de nouveaux atours. La chanson de Dutronc aura eu au moins le mérite de pousser à la ré-écoute de la version de notre monégasque favori, tout comme le CD de Bruel sur Barbara aura permis aux ventes de celles-ci de redécoller. Pour le reste…
C’était quoi encore, la devise de Ferré ? Ni Dieu ni quoi ?
Bonjour Pol, et bravo pour ta belle chronique… belle écriture…
Je ne pensais pas que mon coup de gueule anodin de ce dimanche matin finirait pas se retrouver dans la presse !! Je me serais peut être un peu plus appliqué et aurait pesé chaque mot de mon petit texte maladroit.
Ben oui, Frasiak !! t’es pas dans un bar avec des copains en train de pousser ta petite gueulante… Il y a des yeux et des oreilles plein l’internet !!! et ça va vite hein!!!
C’est vrai que les poèmes d’Aragon ont été « tronconnés » par de nombreux artistes dont Ferré et ce n’est pas tant d’avoir touché à l’oeuvre sacrosainte qui m’a énervé.
Mais quand tu te bagarres tous les jours de l’année pour essayer d’écrire des textes où la moindre virgule compte, ce genre de désinvolture dominicale te fait péter les plombs…
Surtout quand tu entends que cette chanson viens de recevoir le prix (je ne sais pas lequel) de la SACEM…
Après tout, Thomas Dutronc avait bien poussé son coup de gueule sur Europe 1:
» On ne lui connaissait pas ce tempérament sanguin, et pourtant, lorsqu’il s’agit d’évoquer les radios françaises et leurs programmations, Thomas Dutronc hausse d’un ton. Invité de l’émission «On connaît la musique» sur Europe 1, le 4 juillet dernier, le chanteur a poussé un coup de gueule en bonne et due forme contre les règles de marketing régissant l’industrie de la musique… C’est en prenant l’exemple du titre «Aragon», une reprise du texte «Est-ce ainsi que les hommes vivent» du poète Louis Aragon qui a particulièrement retenu l’attention de son public, qu’il témoigne de son incompréhension : «Ce titre fait le plus de buzz sur internet (…) les radios ne veulent pas (le) passer parce qu’il n’est pas assez radiophonique. »
Et si c’était simplement parce que le « titre » n’est pas terrible, Thomas..
J’en connais tellement des chansons qui ne passent pas sur les radios, et des très chouettes.. et des potes chanteurs magnifiques qui ne savent pas tous les 8 mois si leur intermittence sera reconduite.
Alors excuse moi Thomas mais tes petits malheurs, ça ne me touche pas trop..
J’aime pas cette « reprise » d’Aragon et voilà, pas besoin d’en faire un plat..
Bon allez je me remets au boulot sur mes chansons, le nouvel album sort en fin d’année et même s’il ne passera pas beaucoup sur les radios, on ira quand même partager nos chansons le plus possible sur toutes les routes de France et d’ailleurs…
Et s’il y a des chansons que vous n’aimez pas, ce sera avec plaisir qu’on partagera nos coups de gueule…
De mon oreille non pro, chacun fait bien ce qu’il veut… pas besoin de garde-barrière… (surtout en ce moment), personne n’est obligé de regarder passer les trains… mais dire ce que l’on ressent honnêtement et sans polémique est la base des échanges…
Bel article auquel je souscris. J’ajoute que personnellement, je déteste Ferré comme interprète. Sa voix chevrotante et son ton grandiloquent m’insupportent, sans compter ses orchestrations pompeuses. C’est quand il est repris par d’autres que j’apprécie tout son talent de compositeur et d’auteur. Faire une reprise en copiant strictement l’original, quel intérêt ? Une bonne reprise, pour moi, c’est une réappropriation. De fait, on change au moins des trucs dans l’orchestration. Pourquoi ne pas changer aussi quelques trucs dans la musique ? Mais si on peut toucher à la musique, qu’est-ce qui interdit de toucher aux mots ? Pour moi, rien d’interdit en art. Seul le résultat compte. Ensuite, on a le droit d’aimer ou pas, de trouver ça réussi ou raté, mais par pitié, arrêtons de sacraliser les oeuvres et les artistes. Ferré en saint intouchable ? Je doute qu’il aurait adhéré.
La musique me dit franchement quelque chose, mais je n’arrive pas à trouver… Sinon, +1 pour la version de Léotard, pour moi de loin la meilleure, même si celle de Lavilliers tient la route. Celle de Thomas Dutronc, j’ai écouté avec bienveillance malgré vos commentaires. D’abord, il s’agit d’un poème d’Aragon que Ferré avait mis en musique. La refaire avec une autre musique n’a rien de choquant à mes yeux. Mais cette version est fascinante. Elle montre la possibilité de transformer un texte (devenu une chanson) terriblement bouleversante sur la condition humaine en eau tiède et fade pour émission de télé consensuelle et de grande écoute. Fascinant et édifiant.
Le temps de rédiger mon message, j’ai retrouvé à quoi la musique me faisait penser !
https://youtu.be/RoS7am1QI3g
L’irremplaçable Léo Ferré, ……il faudrait écrire la Poésie autrement à cause de Léo Ferré disait Louis Aragon ….et l’autre Du …..ignorait que Léo était aussi compositeur …..Grotesque ….
- que vivent les oeuvres originales …..j’invite les jeunes à écouter et visionner l’œuvre complète de Léo Ferré ….( 1916 – 1994 )
Huit ans après la bataille…J’aime bien Thomas Dutronc, mais oui cette interprétation est un peu plate et la musique répétitive. Elle fait effectivement penser Au Twenty-Two bar de Dominique A mais la musique y a beaucoup plus de variations, et quel plaisir de le revoir tout jeunot avec des cheveux…
Personnellement j’ai connu cette chanson par la version d’Yves Montand, sur la musique de Ferré, et qu’on aime ou pas (j’aime) ça c’est une version personnelle qui a tout son intérêt…
https://www.youtube.com/watch?v=40T-PpkMS6g
Pour information à destination de Coletta Victor:
Léo Ferré est décédé en 1993 (et non 1994), le 14 juillet…