Clarika/Daphné, de vers en verre à la Cigale
Nous vous avions fait la promesse, en août dernier, de parfois confronter nos plumes sur un même disque, un même bouquin, un même concert. Non une écriture à deux, mais deux avis distincts. NosEnchanteurs ne se refusant rien, voici nos deux parisiens, Norbert Gabriel et Patrick Engel, se disputant Clarika et Daphné, prises de choix s’il en est. On lira ci-dessous le regard de Patrick Engel ; celui de Norbert Gabriel est ici.
Singulier point d’orgue à la Fête des Vendanges de Montmartre, ce très beau concert de clôture à la Cigale nous a offert une soirée fourmidable ! Dans l’accueillant écrin de velours rouge de cette délicieuse bonbonnière, ces dames nous offrent ce soir, thématique oblige, une magnifique création autour du thème de l’ivresse… Hips ! Autour d’un superbe piano à queue (et non aqueux, donc), sous le ciel moutonneux d’une multitude de lampions-nuages flottant au dessus de la scène, deux fauteuils cosy accueillent céans les séants seyants…
Mais avant cela, une première partie, guitare/basse électrique, s’offre à nos oreilles gourmandes et ravies… mais pas pour longtemps, malheureusement… En effet, il y a avait de quoi rester coi, ou pour le moins dubitatif, devant la prestation de Constance Amiot, dont j’avais pourtant plutôt apprécié l’album, et dont NosEnchanteurs vous a entretenu il y a peu puisque elle avait assuré la première partie de Jeanne Cherhal au Bataclan au mois de juin. Bon, sans s’étendre d’avantage, disons simplement que l’ensemble, pseudo-folk de bon aloi pas bien emballant, n’a pas grand-chose à dire et le maquille bien maladroitement derrière un anglais de pacotille assez envahissant, même lorsque les titres sont censés être en français. Je le dis d’autant plus librement que j’ai, moi aussi, un accent déplorable à couper au sabre d’abordage, mais que j’ai au moins la décence de m’abstenir de chanter… Et que dire de ces transitions laborieuses nous abreuvant ad nauseam de citations diverses ? Bref.
Après une courte allocution du maire du XVIIIème arrondissement saluant ces deux artistes exigeantes ET populaires, les deux divines divas du vin font leur entrée sur une introduction tout en douceur sur le mode trombone/glockenspiel. Clarika tout de noir pailletté, Daphné moulé dans un émouvant fourreau incarnat, leur duo rouge et noir évoque tout autant des héroïnes stendhaliennes qu’un discret hommage Jeanne-Massien. Le principe du spectacle Ivresses en fait un délicieux jeu de piste auditif, alternant des titres des chanteuses et les reprises souvent inattendues dont le fil rouge est donc l’alcool, ses bienfaits et ses méfaits sous tous ses aspects… Le rapport n’est pas forcément évident dès les premières notes, et on se surprend, espiègles, à attendre, filet à papillon à la main, l’envol des quelques mots butinant le bachique nectar…
Quel bonheur alors de retrouver L’Absinthe de Barbara (Ils buvaient de l’absinthe comme on boirait de l’eau…), Je suis bien de Brel (Un diamant tintinnabule au plus profond de mon verre…), Le Tourbillon de Rezvani (l’alcool fait oublier le temps…), ou Manu de Renaud (t’as des larmes plein ta bière…), agrémenté de quelques ver(re)s de Bernard Dimey, incontournable à Montmartre ce soir-là… Nous retrouvons bien sur La Chanson de Paul de Reggiani (Je bois… aux femmes qui ne m’ont pas aimé / aux enfants que je n’ai pas eu / mais à toi qui m’a bien voulu…), mais aussi Boris Vian, venu en voisin de la cité Véron toute proche (Je bois systématiquement, pour oublier les amis de ma femme…) ainsi que son voisin de palier, un certain Prévert, Jacques. Oui, car les poètes ne sont pas en reste ce soir, lus avec gourmandise et sensualité par nos deux prêtresses de l’ivresse : Gide, Genet, Marceline Desbordes-Valmore, Baudelaire, Bukowski ou Saint-Ex’ (La planète suivante était habitée par un buveur…). Sans omettre cet extraordinaire éloge de la cuite au champagne par Amélie Nothomb. Délicieux duo ensuite avec l’apparition du facétieux Albin de la Simone pour une homérique scène de méninges avec Clarika sur Tu t’laisses aller d’Aznavour… (C’est l’alcool qui monte à la tête…). Daphné n’est pas en reste, qui s’offre donc un beau ping-pong verbal avec le talentueux Pierre Lapointe sur Je bois de Vian, et on leur pardonnera beaucoup à tous deux de ce cafouillage, pour ne pas dire ce massacre éhonté au niveau des paroles, tant la complicité est belle entre eux, qui finit en un éclat de rire général dans la salle ! Clarika nous régale ensuite d’une belle version reggae de ses Garçons dans les vestiaires qui, rappelons-le, boivent l’alcool au goulot… Ah, Clarika, quand lâche ses cheveux et les chevaux fougueux de sa voix féline… C’est le cas par exemple sur sa très belle adaptation en français du Heroes de Bowie, un joli moment de rock’n’roll, preuve que la langue de Molière peut rock’n’roller quand elle le veut ! Le temps d’un Vertige de l’amour avec Bashung (venu lui aussi en voisin…), Daphné nous fait la troublante démonstration que tout, des pieds nus jusque aux hanches, est musical chez elle..
Allez, un dernier vers pour la route et ce sera Baudelaire : « Enivrez-vous sans trêve, de vin, de poésie ou de vertu, mais enivrez-vous ! » Et nos deux héroïnes de quitter la scène, fières du joli tour de chant qu’elles nous ont joué, sur l’air, non des lampions, mais de Oh la la, Téquila, vous savez, exactement le genre de petit air anodin qui vous reste dans la tête jusqu’au lendemain !
Mais demain est un autre jour.
NosEnchanteurs vous a déjà parlé de Clarika : c’est ici. De Daphné, c’est là. Et puis aussi de Pierre Lapointe, d’Albin de la Simone et de Constance Amiot.
Précision : Cette soirée était à La Cigale. Ah ! Norbert, tellement enivré par les deux demoiselles Daphné et Clarika (on peut le comprendre !) n’a mis aucun bémol dans son article. Il avait pourtant apprécié Constance Amiot en première partie de Jeanne Cherhal en juin dernier. C’est vrai que d’un album à la scène, et d’une scène à l’autre, il y a des nuances, des hauts et des bas, et débats. Et le « Je bois » de Vian par Daphné et Pierre Lapointe a été vu un peu différemment par vous deux, version « très réaliste » pour l’un, et un « ping pong verbal » avec massacre (pardonné) des paroles qui finit par un éclat de rire général. Tout est donc bien qui finit bien, et c’est très intéressant de voir deux avis… Ces deux là ne sont pas si différents au fond, je trouve qu’ils se complètent bien.
Tout dépend de l’approche qu’on a du ping-pong et du réalisme, après avoir bu… Le réalisme en l’occurrence se situe dans les ivresses qui perturbent l’élocution (ou le texte) le temps d’une chanson… Pour le bémol, je ne voulais pas en rajouter, disons que c’était pas le meilleur soir pour Constance Amiot. Surtout quand on se refait le film après la séance et les coups d’éclat de Daphné et Clarika… A noter que sur cette soirée, il n’y a pas eu concertation préalable, je ne savais pas que Patriiiick y était, et les deux chroniques sont arrivées presqu’en même temps.