La Mouffe : mémoire assassinée (2)
Résumé : Au 74 rue Mouffetard, à Paris, est une bibliothèque municipale de prêt. Qui ne sait même pas ce que fut cet endroit autrefois, haut lieu de l’éducation populaire et des arts. Notamment de la chanson : c’est par l’action de La Mouffe, immense pouponnière d’artistes, qu’ont poussé des cabarets comme champignons en automne.
La demande des artistes et du public est telle que la Mouffe et son directeur Georges Bilbille doivent annexer d’autres endroits encore pour satisfaire tout le monde. Ainsi naît le Cabaret d’Art et d’Essai, placé sous la direction de Christian Stalla. Coluche vînt y roder ses sketches en public et Souchon ses chansons… C’est à ce moment-là que Jack Messy arrive avec la Compagnie Le Bus, une troupe dont l’outil principal est tant sa raison sociale que son originalité : elle se produit dans un bus. Messy cherche un endroit pour stationner. L’aubaine ! Le Bus s’inscrira dans le giron de La Mouffe : trente-trois places assises avec une plateforme fermée qui fait scène, installé dans un terrain vague à l’angle de la rue Ortolan et de la rue Mouffetard. On tire le cordon dès que le bus est plein. Les artistes font la manche à la sortie ; toutes les heures, d’autres chanteurs ou comédiens prennent la relève.
Dans le même temps, Bilbille annexe aussi la cave d’une ancienne boulangerie en ruine qui, après une mue rudimentaire, deviendra le Pétrin, cause à l’immense pétrin, intransportable, trônant au rez-de-chaussée. Jack Messy est chargé de programmation. Les auditions sont de la responsabilité de sa Compagnie dont chaque nouvel « élu » devient ipso facto membre. Une fois par semaine, les artistes sont invités à s’inscrire sur le planning de celle à venir, dans la limite de cinq ou six, jamais plus, par soirée. Il y a deux spectacles les vendredi et samedi, et la recette est partagée entre les artistes : Lavilliers sera l’un d’eux. Le Bus et le Pétrin vivront pas loin de dix ans : si la plupart des artistes alors programmés (il en passe des centaines, qui viennent faire ici leurs débuts) ont aujourd’hui disparu de notre mémoire, on retiendra néanmoins les noms de France Léa, Gilles Elbaz, Hubert-Félix Thiéfaine, Gilles Servat, Djamel Allam, Louis Arti, Ben Zimet ou Gérard Pierron…
D’une salle à l’autre, les cachets diffèrent. Mais, même du simple au triple, ils ne sont pas bien lourds : une soirée cabaret en MJC de banlieue rapporte bien plus. Même la participation demandée au public peut parfois détonner. Si Romain Bouteille, au Café de la gare, fait payer les spectateurs selon le bon vouloir d’une loterie, au Pétrin c’est à l’appréciation du public. Avant de passer à la formule dénuée d’ambiguïté de « 5 francs, boisson comprise ».
On a souvent vanté à l’époque le remarquable travail des Maisons des Jeunes et de la Culture dans la diffusion culturelle, fonction qui, à bien y regarder, s’accorde à merveille avec le concept d’éducation populaire que défendait ce mouvement. Peu ou prou, toutes les MJC de l’Hexagone se « fournissaient » à la Mouffe. Car l’œuvre de Bilbille leur est connue, si bien que lorsqu’une de ces associations veut impulser des soirées-cabaret, elle s’adresse tout naturellement à la Maison pour tous Mouffetard. Les demandes affluent de partout. Souvent avec une naïveté et, parfois, des exigences qui en disent long sur la méconnaissance, ou la reconnaissance – c’est selon – du métier d’artiste. Submergé par ces sollicitations, Georges Bilbille crée un service à cet effet, pourvu dès l’origine d’un permanent. Le besoin crée l’organe et, là encore, la Mouffe joue un rôle de précurseur. C’est le Service de Diffusion Artistique (SDA), très vite dirigé par Michel Valette, ancien directeur du fameux cabaret La Colombe. Le SDA s’impose comme étant le plus important service de diffusion en direction des associations et des groupements d’éducation et de culture du territoire.
Des centaines et des centaines de chanteurs passèrent par La Mouffe. Et autant de comédiens. Jamais structure culturelle, associative, publique ou privée, n’affichera un tel générique. Pourtant, réduire La Mouffe de Bilbille aux strictes actions culturelles est déjà oublier toute l’action sociale menée au quotidien pour une population très défavorisée. Retenons ainsi ces séjours de vacances offerts aux gamins du quartier dont l’un des bénéficiaires fit un certain Smaïn qui, toujours, a rendu justice et hommage à Georges Bilbille.
Indomptée, insoumise, La Mouffe refusera tous les abus de pouvoir de la Ville de Paris tentant de museler les MJC. Pire, en mai 68, elle s’improvise antenne médicale d’urgence, réquisitionnée comme telle par un groupe de médecins, les ambulances ne pouvant plus circuler au milieu des barricades et des arbres tombés. Elle distribuera aussi plus de mille repas par jour aux vieux qui du fait de la grève des administrations, ne reçoivent plus leur pension. L’ire du député de droite Jean Tibéri, devenu par la suite Maire de la Capitale, sera telle qu’il assèchera la Mouffe de toutes subventions et finira par la faire raser.
Raser les murs et apparemment la rayer de la mémoire collective…
Sur la Mouffe, on lira entre autres « La Mouffe et le grand Bil » dans Chorus n°58 d’hiver 2006-2007, « Les Vies Liées de Lavilliers » de Michel Kemper aux éditions Flammarion (pages 85 à 90 et 116) ou « Le Cabaret rive-gauche (De la Rose rouge au Bateau ivre – 1946-1974) » de Gilles Shlesser chez l’Archipel. Et bien sûr le récit impliqué de Georges Bilbille lui-même : « Une histoire de théâtre du côté de Mouffetard 1948-1978 ». Notons que le nettement surévalué « Cent ans de chanson française » de l’universitaire Louis-Jean Calvet n’en fait aucune mention, comme s’il fallait à tout prix taire le rôle des MJC – et principalement celle-ci – et de l’éducation populaire dans l’histoire de la chanson.
Et les Enfants Terribles de Luce et Alain Féral, c’est pas dans ce quartier qu’ils ont commencé ? Ils restent dans mon top 10 des 50 dernières années…
Bonjour Michel. Bravo d’abord pour cet énorme travail de recherche et d’écriture. Question : il existe un Jack Messy, créateur dans les années 90 des premiers ateliers mémoire à destination des personnes âgées, dont j’ai lu un beau livre intitulé « la personne âgée n’existe pas » (Payot, éd). Penses-tu qu’il puisse s’agir de la même personne (il y a des vies riches, à plusieurs rameaux)? Amicalement
Michel Arbatz
Réponse : Dès que j’ai la réponse, je reviens vers toi, Michel… MK