Avignon 2012 : Déracinés des ailes (Mouron)
Une bande-son qui gratte, une vieille valise ouverte d’où sort une lumière blafarde, un travelo qui se prépare à entrer en scène devant une moitié de miroir de loge de théâtre de guingois, une danseuse sismique aux gestes saccadés : en 30 secondes, le décor est planté (comme un clou dans une si crue fiction) et on se retrouve plongé dans l’univers du Cabaret de Bob Fosse et des damnés de Luchino Visconti. Marlène Dietrich et sa voix si singulière -mélange de fée-raucité et de velours de conséquence- enveloppent chacunE, dans cette atmosphère de « décadanse » de circonstance : nul doute possible (ce que « Madame Loyal » Mouron va aussitôt confirmer), nous sommes bel et bien dans une boîte de nuit berlinoise des années 20 où, « malgré la crise, Berlin dansait, Berlin s’amusait, les rues étaient remplies de folie, Berlin, championne mondiale des excès en tous genres : Willkommen in Kabaret ! »
Mais « achtung », dans une autre partie de l’Allemagne, en Bavière, c’est bien autre chose qui se trame : un discours martelé devant des milliers d’adeptes (qui seront bientôt des millions) énonce en 25 points (qui sont autant de coups de poignards) un programme morbide. Mein Kampf devient un best-seller traduit en 16 langues dont le braille : même les aveugles ne peuvent dès lors plus dire qu’ils ne savaient pas…
Berlin danse alors sur un volcan. Kurt Weill et Bertolt Brecht éclairent la sombritude ambiante de leur visionnaire Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, un peu comme la flamme fragile d’une bougie qui vit ses dernières lueurs, juste avant d’être léchée, éteinte et emportée par le vent mauvais du nazisme : « Oui, cause toujours, tout ça c’est des mots / Moi, j’ vous dis vous n’aurez pas ma peau / Comment je finirai ? Je n’en sais rien et vous n’en savez rien non plus, m’sieurs-dames / On n’est pas des chiens / Comme on fait son lit, on se couche / Personne ne viendra vous border / Si quelqu’un doit gagner ce sera moi / Si quelqu’un doit crever, ce sera toi ! » L’acrobate Brice Porquet tisse alors une relation très originale avec cette chanson, dans un numéro de tissu aérien qui happe le regard et dirige le spectateur fasciné vers l’irrémédiable chute, tant visuelle que musicale.
Le programme en 25 points du Parti ouvrier allemand national-socialiste émerge alors et, dans son point N°4, il est écrit que « seuls les citoyens bénéficient des droits civiques. Pour être citoyen, il faut être de sang allemand, la confession importe peu. Aucun juif ne peut donc être citoyen. » Le point N°7 détermine, lui, que l’État doit s’engager « à procurer à tous les citoyens des moyens d’existence. Si le pays ne peut nourrir toute la population, les non-citoyens devront être expulsés du Reich. » Quant au point N°8, il affirme : « Il faut empêcher toute nouvelle immigration de non-allemands. Nous demandons que tous les non-allemands établis en Allemagne depuis le 2 août 1914 soient immédiatement contraints de quitter le Reich. » La bande-son de Jürgen Pletsch (extrêmement soignée du début à la fin du spectacle) entonne alors un chant nazi « Heute gehört uns Deutschland und morgen, die ganze Welt » (Aujourd’hui, l’Allemagne nous appartient et demain, le monde sera nôtre). Je ne sais pas pourquoi, mais en ce lendemain de jour commémoratif de la rafle du Vel d’Hiv’ et dans ce département du Vaucluse qui élit députés et conseillers généraux FN, ce genre de détail de l’histoire aurait tendance à me faire douter de l’abêti monde et à me gratter là où ça fait Baal… Mais, revenons plutôt à nos boutons noirs : pour eux, il n’y a alors plus qu’une seule issue qui vaille, l’échappatoire de l’exil.
C’est ainsi que débarquent quotidiennement, sur les quais de la gare de l’Est à Paris, moult allemands et autrichiens de confession juive qui tentent de s’extraire d’une « Hitlermania » chassant l’intelligence et éradiquant tous ces artistes qu’elle ose (dis)qualifier de « dégénérés » : les Kurt Weill, Arnold Schönberg, Norbert Glanzberg, Hanns Eisler, Billy Wilder, Franz Waxman, Friedrich Holländer et autres Peter Lorre vont alors trouver refuge à l’Hôtel Ansonia qui se trouve être (cynisme de l’Histoire !) à portée de fusil de la place de l’étoile. Fort modeste, ce lieu va devenir un îlot de création salvateur charnière pour toute une génération de déracinés, partis s’échouer sur une terre inconnue avant d’aller chercher gloire et fortune outre-Atlantique. La grande affaire de ce « Club des fauchés » est alors juste de survivre. Mais, comment et pourquoi continuer ? Ces compositeurs, auteurs, réalisateurs,… vont alors tenter de répondre à ces questions à leur façon : les mélodies d’exil sont nées.
D’une fidélité historique remarquable (on apprend beaucoup d’événements importants, mais méconnus de cette histoire-là), le déroulé nous montre comment une communauté disloquée et martyrisée peut se reformer à quelques encablures de son port d’origine pour faire renaître de ses cendres fumantes des petits bijoux d’humanité.
L’attentif pianiste, Terry Truck, arrange sagement et accompagne discrètement tous ces airs aimés qui composent la petite musique d’une époque « tourm-hantée », s’autorisant toutefois quelques écarts percussifs de wavedrums, ma foi, fort bienvenus.
De pas de deux chorégraphiés en chassés-croisés aériens, la chorégraphe-scénographe-danseuse Anne Tournié et les acrobates-circassiens Brice Porquet et Michaël Vessereau (superbement éclairés par les pinceaux de lumière de Moïse Hill) offrent à ce spectacle une force visuelle étonnante. La dimension spectaculaire s’en trouve renforcée et l’occupation verticale de l’espace scénique lui permet de dessiner de nouveaux horizons.
Germanophile et germanophone accomplie (elle mène d’ailleurs une brillante carrière outre-Rhin), Mouron s’essaye même à la subtilité de l’exercice de style « casse-gueule » qu’est la traduction de chanson. Et, à l’instar d’un Boris Vian, elle s’en tire remarquablement bien : « Si j’avais un voeu à m’exaucer, un désir, un rêve d’ailleurs, vers quel port, quel quai je partirais ? Vers le pire ou le meilleur ? Si le bonheur frappait, le laisserais-je au moins entrer ? Car trop de bonheur me ferait perdre et m’exploserait le coeur. » (Wenn ich mir was wünschen dürfte)
Quant aux qualités de l’interprète Mouron, on les connait depuis toujours (pour ce qui me concerne, ses débuts avec le Big Bazar de Michel Fugain correspondent à l’un des tout premiers concerts auxquels j’ai assisté) et elle dévoile ici, une fois encore, l’originalité et l’excellence de son timbre et de son phrasé.
Pour autant, si j’ai été frappé par l’ambition, la minutie et la précision de Mélodies d’exil, j’ai également la sensation d’avoir assisté à un tableau historique et esthétique extrêmement fidèle et superbement léché, mais avec des protagonistes qui s’effacent devant l’Histoire (jusqu’à en devenir presque trop lisses) et sans les exubérances de mise en scène que le sujet aurait pu autoriser. Si la scénographie est belle et originale, j’aurais aimé être chahuté par un traitement moins attendu et par des images fantasmagoriques plus en adéquation avec l’aspect « bas-rock » du sujet.
Mais, je me trompe peut-être et ma place n’est « fine-allemand » pas d’imaginer ce qu’aurait pu ou dû être cette photographie d’une époque tumultueuse aux hoquets incertains, mais d’observer, attentivement et en conscience, les enjeux d’une telle entreprise.
Il est effectivement temps de souligner que le professionnalisme de cette production ô combien soignée (tant dans la recherche que dans le sens du détail, et ce dans tous les compartiments de ce spectacle musical aérien) tranche avec ce que l’on peut voir par ailleurs dans le Off d’Avignon. Je ne sais pas s’il s’agit d’un compliment, mais je suis persuadé qu’il s’agit d’une sacrée gageure.
Et cette belle proposition se clôt par une chanson dans laquelle la graine de l’espoir, si elle est bien présente au moment où « Madame Loyale » s’envole à son tour (« Youkali, c’est le pays de nos désirs, Youkali, c’est le bonheur, c’est le plaisir »), ne parvient pourtant pas, in fine, à germer (« mais c’est un rêve, une folie, il n’y a pas de Youkali ») : Mouron retombe alors au milieu de ses pairs de misère, tête nue. Ce n’est cependant pas la fin des haricots car si tous se retrouvent bien les pieds sur terre (dans une très belle image arrêtée finale), cela ne les empêche pas de garder la tête dans les étoiles : alors, rien que pour ça, exit l’exil, bonjour le pari(s) et chapeau bas les artistes !
Mélodies d’exil (Mouron chante Brecht, Weill, Holländer, Eisler, Waxman, Glanzberg…, Théâtre des Lucioles – 10 rue Rempart Saint-Lazare – Réservations : 04 90 14 05 51, jusqu’au 28 juillet inclus à 20 h 45. Le site de Mouron c’est ici.
Commentaires récents