Un accord équitable
par Jacques Bertin (extrait de la rubrique « Les Orpailleurs » de son site : https://velen.chez-alice.fr/bertin)
Un témoignage d’Alexandre Tarta : Dès les années cinquante, la télévision française naissante avait déjà confié nos oreilles aux intérêts commerciaux.
C’est dans le premier numéro de la très sérieuse revue Télévision, éditée par le CNRS (Télévision n°1 – CNRS éditions, 2010 ; p. 173 et 174) que nous trouvons de quoi alimenter aujourd’hui notre sarcasme. La revue interroge le réalisateur Alexandre Tarta sur ses souvenirs de pionnier de la télévision, qui nous portent dans les années cinquante. Il raconte comment la programmation de chanson a, dès les premiers temps, été déléguée à l’industrie du spectacle. Ceci se passa dans le plus total mépris de tous les critères éthiques admis dans la culture (indépendance de la télévision, respect des droits des artistes, indépendance de la critique, refus des arguments d’argent et des pressions extérieures, séparation entre la légitimité artistique et le succès immédiat etc.). Nous le savions, bien sûr. Mais nous sommes heureux de pouvoir mettre ce témoignage sous le nez des historiens et des sociologues de la culture… Voici le passage concerné :
Télévision : Mais il y avait quand même des directs du cabaret aussi, quand vous avez eu votre car régie ?
Alexandre Tarta : Tant qu’il n’y avait pas de car régie, il n’y avait pas de direct en dehors des studios. C’est-à-dire que quand nous allions filmer en 16 mm muet dans un cabaret une vedette de la chanson qui y donnait son tour de chant, c’était pour annoncer son prochain passage en direct dans une émission réalisée sur un des studios de la rue Cognacq-Jay. L’une de ces émissions de variétés s’appelait « Plaques Tournantes » et avait été conçue pour pallier le manque cruel de budget de la Direction des programmes de la RTF sur les bases suivantes : les maisons de disques associées dans cette affaire fournissaient gratuitement les artistes à condition qu’on leur laisse choisir les dates et le contenu des prestations artistiques.
Télévision : Donc, c’étaient déjà les maisons de disques qui faisaient la loi…
Alexandre Tarta : Ah, elles régnaient sur les variétés en studio de la RTF !
Question : Ce qui est étonnant, parce qu’on pense que c’est propre aux émissions de télé-réalité d’aujourd’hui…
Alexandre Tarta : L’arrangement était équitable : la Direction des programmes avait, sans budget, une émission de variétés régulière, à succès, reflet de l’actualité et les maisons de disques la promotion publicitaire gratuite de leurs productions.
On pourrait ironiser. Par exemple sur cet adjectif, « équitable », prononcé sans humour apparent. Surprenant adjectif, concernant une télévision de service public qui abandonnait là sans combat ni remords sa responsabilité éditoriale aux intérêts des industriels ! Il va sans dire que si une telle procédure dans la programmation avait été utilisée dans tout autre discipline artistique un scandale public aurait éclaté – à juste titre…
Il reste à espérer que cette revue, les chercheurs, le CNRS et l’Université française en général se décident à traiter de ce sujet, la chanson, avec le sérieux qu’il mérite. Osons dire qu’on n’y croit guère.
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