Les Vies liées… À l’école de la Manu
« Mon père m’a demandé ce que je voulais faire. Je lui ai dit que je voulais faire du spectacle. Il estimait que ce n’était pas évident et m’a conseillé d’apprendre un métier » C’est ainsi que le jeune Bernard Oulion, futur Lavilliers, rejoint à la rentrée 1962 l’École de la Manufacture nationale d’armes, la Manu. Extraits du livre « Les Vies liées de Lavilliers » paru aux éditions Flammarion :
J’fabrique les canons les obus (…)
J’suis d’la Manu j’suis armurier !
(J’suis d’la Manu, j’suis armurier – Benjamin Ledin, 1870-1935)
Pour l’heure et pour trois ans, Bernard intègre l’École de formation technique de la Manufacture d’armes de Saint-Étienne. Une école échappant à l’emprise de l’Éducation nationale : ici c’est la Délégation ministérielle pour l’armement qui fait tutelle. Si l’école est enviée, la publicité qui en est faite pour recruter les élèves est paradoxalement très discrète, à tel point qu’on ignore son existence. N’y entre pas qui veut, on passe un concours pour être admis. Quant à savoir le poids du piston… Le papa Oulion n’est-il pas secrétaire administratif à la Manu, en charge de la paye des ouvriers, qui plus responsable syndical du personnel administratif, forcément influent donc ? (…) L’école d’apprentissage n’est pas des plus importantes : une seule section, trois niveaux, une vingtaine d’élèves en première année, un peu moins les saisons suivantes, cinquante en tout au grand maximum. En troisième année de cette promotion-là, ils seront quatorze, avec pléthore d’enseignants : un prof pour quatre élèves tourneurs ! (…)
On a beau être dans l’enceinte d’une entreprise d’armement, cerclée de hauts murs rappelant la toute puissance de l’époque napoléonienne, c’est le rythme scolaire allié aux horaires d’usine qui prédomine ici : quarante heures hebdomadaires, moitié en atelier, moitié en enseignement général, principalement français, maths, techno et législation du travail. Quand on rentre dans cette école, l’avenir est tout tracé, le futur employeur clairement identifié : on est « manuchard » à vie, à gravir en fonctionnaire qu’on est alors les échelons pour devenir un jour ouvrier P3 ou, mieux encore, contremaître. (…) Bernard, lui, est sur une autre voie. D’emblée, rebelle. Et secret. S’il participe à la vie d’une classe extrêmement soudée, il n’en a pas moins sa part de mystère. « On sentait bien qu’il voulait faire autre chose », se souvient Eugène Mouget, un de ses camarades d’alors. Dès le début, comme pour poser un cadre, il étonne les autres élèves, ses camarades, affirmant que son avenir n’est pas ici, mais dans le spectacle… En tant qu’acteur. Ou chanteur, il ne sait pas encore. Dans le Saint-Étienne du début des années soixante, dans cette tradition de grande humilité ouvrière, rêver de quitter ce monde, de se faire la belle, est folle prétention. Que dire alors de ce comparse en bleu de travail qui veut devenir vedette comme Gérard Philipe ou idole des jeunes comme Johnny Hallyday ? Et pour lequel s’insinuent déjà des désirs d’ailleurs… (…)
De l’avis général, Bernard est un fieffé affabulateur. « Dans une école qui ne formait que des mécaniciens, ça paraissait utopique », raconte Raymond Arcos, un autre de ses collègues de l’époque, qui poursuit : « Le lundi matin, Bernard était un peu l’attraction : il avait toujours quelque chose à nous raconter qui sortait de l’ordinaire. C’était quelqu’un qui, dans la classe, dans ce cadre restreint, petit, apportait un souffle nouveau et des sujets qui n’avaient pas leur place ici. Il était le seul à discuter de poésie avec le prof de français . » Auprès de ses camarades de classe, Oulion se targue de ces gens censés le conforter dans son ambition artistique, tel Jean-Louis Barrault, qu’il dit avoir rencontré dans le sud de la France. Et, plus sûrement encore, René Lecacheur, son professeur d’art dramatique et de diction au Conservatoire, où Bernard est élève, au rythme de plusieurs soirs par semaine. Les camarades écoutent, sans en croire un traître mot : c’est forcément un sacré bonimenteur que cet Oulion ! En revanche, on ouvre sans doute plus les oreilles, on écarquille à coup sûr plus les yeux quand il narre ses aventures sentimentales, notamment ses week-ends à Béziers, auprès de l’amour de sa vie, comme il dit. Car il est beau mec, le Nanar. Et le sait, lui qui dit si souvent avoir « un profil de romain ». Qui plus est, il chante et joue de la guitare : objectivement un bon atout auprès des filles. On l’envie… Il n’est d’ailleurs pas le seul à chanter dans cette classe. En atelier, au grand dam des profs qui aimeraient plus de silence, tous les élèves accompagnent le doux chant des outils en entonnant à tue-tête les tubes de Claude François. C’est dire l’ambiance… Pour autant, on a du mal à s’imaginer le futur Lavilliers qui, dans peu de temps, sur scène, pourfendra avec rage le yé-yé, chanter tout un après-midi Belles, belles, belles ou Si j’avais un marteau en donnant de la lime… (…)
L’école est, à tous les titres, privilégiée. Des camps sont régulièrement organisés, en périodes de vacances scolaires, qui rassemblent les élèves des différentes écoles d’armement de l’Hexagone. Dès la première année, on va ainsi – luxe insensé en terre prolétaire – en classe de neige, aux Rousses, dans le Jura ; en fin de deuxième année, ce sera un camp de ski nautique et de canoë, à Vassivière, dans le Limousin… Lors de ces rassemblements, chaque école se doit de défendre ses couleurs, notamment et surtout lors de soirées « spectacles » qui sont tout sauf improvisées. Car on accorde grande importance à ces joutes culturelles en prévision desquelles les professeurs laissent largement le temps aux élèves, en lieu et place des cours, pour répéter. Les spectacles sont généralement composés de saynètes et de sketches : ceux de Fernand Raynaud s’y taillent toujours un confortable succès. La chanson est autre met de choix et l’école de la Manufacture stéphanoise trouve en Bernard Oulion un atout de poids, pièce maîtresse de toutes prestations scéniques.
L’élève a du coffre, il s’accompagne à la guitare et chante tant du negro spiritual que du Brassens, notamment La Prière, un texte de Francis Jammes que le chanteur à la pipe a mis en musique. C’est à Vassivière que Bernard rencontre son premier public ; c’est vraisemblablement là que se produit le déclic qui fera du jeune Oulion le futur Lavilliers. « Il avait une présence sur scène. Nous, on était derrière. On l’accompagnait mais la vedette c’était lui », se rappelle Eugène Mouget.
Ce livre est un excellent travail de recherches, de témoignages. Merci Michel de nous le faire partager.
F.C
Hyper intéressant ton récit Michel, ta description de la Manu, dont le catalogue était si beau, mon grand père en avait gardé que je feuillette avec un immense plaisir, me fait penser au travail des fabricants de couteaux de Thiers, pourtant aucun rapport, une histoire d’atmosphère désuète peut-être. Les illustrations que tu nous délivres au compte gouttes sont-elles dans ton bouquin ?
Réponse : Non, il n’y a aucune illustration dans le livre. Petite précision : il s’agit de la Manufacture nationale d’armes de Saint-Étienne (régie par le Ministère des armées) et non l’entreprise privée Manufrance (avec ce fameux tarif-album que vous évoquez) MK