Off Avignon 2023, l’encre sympathique de Bernard Joyet
11 juillet 2023, Avignon, l’Incongru
Et dire que j’ai failli rater ce concert à cause de mon mauvais sens de l’orientation ! À ma décharge, le lieu est nouveau, et le 56 rue Bonneterie, au lieu d’être à côté du 58 côté pair, est à une vingtaine de mètres (sud-est) d’icelui, qui plus est sur une Place, celle des Halles, qu’on n’a pas cru baptiser du nom de Place.
Bref après un jeu de piste, du genre de celui conté par les Fouteurs de Joie (À moins que) dûment co(a)chée par l’ami calmant Franck Halimi, me voici enfin dans le Saint des saints à écouter le prêche du géant Bernard Joyet. Cela faisait plus de dix ans que Bernard n’était pas venu chanter à Avignon, et six ans qu’il n’avait plus été accompagné par Nathalie Miravette. Une complicité vite retrouvée pour fusionner La note et le mot. Le titre d’une chanson de 2012, une synthèse de l’art de Joyet, plus encore définition de ce que doit être une chanson.
La note : du ragtime à la chanson française en passant par le jazz et la mélodie classique à suspense ou romantique, avec le jeu alerte, en accord parfait, de Nathalie Miravette (nul doute que Clélia Bressat-Blum, dont j’ai pu apprécier le jeu notamment avec Rémo Gary saura tout aussi bien magnifier la note !).
Le mot : que dire, sinon tant est plus, des chansons qui coulent à flot d’une gouleyante liqueur, d’un fleuve si abondant qu’on se demande comment il s’y retrouve, au fil de l’eau. Mille mots à savourer pour la forme et pour le fond, des mots simples et des poétiques, dont pourtant pas un n’est en trop, tant chacun fait sens et poésie. Les images fusent « La roseraie se déboutonne » et au Y a plus d’saison du coin du zinc il préfère « En toute lunaison s’aimer à perdre la saison ».
Des mots pris au sens de la lettre qui nous en font comme un surréalisme populaire (une imagination créatrice qui le fit passer enfant pour un non comprenant !). Par exemple, jeter l’ancre, c’était ne plus pouvoir écrire ; et si au comptoir on lui demande « Les nouvelles sont bonnes ? », il sera saisi d’angoisse à l’idée que ses nouvelle chansons ne le soient pas, bonnes !
À vrai dire, point d’inquiétude, nouvelles ou anciennes, on croirait à chaque fois qu’elles viennent d’être écrites, tant elles remettent en cause la folie des hommes jusque dans leurs plus actuels détails. Je vends tout est satire du capitalisme aussi sûrement que le Ils vendent tout de Thomas Pitiot ou Les marchands de Véronique Pestel. Plus qu’un discours, plus qu’un tract, il fait réfléchir sourire aux lèvres et larme à l’œil, tant il traduit ce monde en surchauffe aveugle et sourd en langue poéticomique : « Je vends le soleil et la flotte / Le poison et son antidote ». « J’ai des copains et des combines / J’vends du plomb et des carabines ». « Je graisse la patte à l’assemblée / J’ai du blé / J’file des filons filou-finance ». Toute ressemblance, etc. Plus encore, ce Salut, bien entendu, mal entendu, une vision critique du monde pleine d’empathie, à la manière d’un Rémo Gary.
Aucun tic médiatique ne peut passer à travers le filet, avez-vous remarqué comme on réinvente tout, là aussi. La haie comme l’écriture, les mathématiques, la voiture et le vélo électriques, l’énergie du vent, le train… et jusqu’au dentier. Ce qui constituera une habile transition avec un nouvel inventaire, celui des visages peints ou sculptés dans les musées, souriant à bouche fermée (pensez à La Joconde…). « Et la Vénus vous le dira / La prothèse ça coûte un bras ».
Des intermèdes qui sont autant de sketches, un humour né il y a fort longtemps du temps de Joyet et Rollmops, qui ne l’empêche pas de philosopher en réponse à Ferré, sur cette mélodie imparable : Avec le temps, « Rien s’en va » Épique, et pourtant, « Avec le temps, on aime encore » . Ce qui amènera cette chanson pleine de tendresse qui vaut bien Les vieux amants de Brel, avec toujours ses fulgurances « Vingt ans que tu me rends malade / Vingt ans que tu me guéris ». Et l’art de la chute « Si tu voulais rester complice / J’en prendrai bien pour vingt ans ».
Dans un spectacle mêlant l’ancien et le nouveau nous nous régalerons forcément avec ce tube-fleuve, Ma bible, un résumé de l’histoire du monde et des turpitudes pornographiques des humains, en même temps qu’une fresque agréablement blasphématoire chantée sans la moindre hésitation ni faiblesse, un sommet fortement applaudi, tout comme cet On s’ra jamais vieux (même vingt ans après sa création!), notre Crédo, notre Acte d’Espérance. Certes le public regrettera sans doute de manquer en rappel Le gérontophile, qu’il ne chante plus car « Les vieilles dames sont plus jeunes que moi », mais ne manquera pas au change avec cette éclipse en Catimini, et même à reculons : « Tu ne t’apercevras de rien ».
Comme pour être en accord avec leurs convictions, et sauver la planète du réchauffement climatique, la production a minimisé l’empreinte écologique du spectacle en ne réalisant qu’une seule affiche ( J’ai quand même pu noter au passage deux pochoirs sauvages sur un mur à l’entrée du Parking des Italiens… ), et pas de flyers qui finissent au pire dans le caniveau, au mieux dans le bac de tri papier, nous ne saurions que vous inciter à souffler de la bouche dans l’oreille du ou de la voisin.e, gentiment, que c’est un spectacle aussi militant que drôle et poétique et qu’il vous faut absolument le voir vendredi ou samedi, si ce n’est déjà fait. À bon entendeur…
-Catherine LAUGIER
Le site de Bernard Joyet, c’est ici ; ce que NosEnchanteurs a déjà dit de lui, c’est là.
À 11h30, Bernard Joyet, « La note et le mot », avec au piano Nathalie Miravette jusqu’au 16 juillet puis Clélia Bressat Blum du 17 au 22. L’Incongru, 56 rue Bonneterie, (au bout, sur la Place des Halles, à côté de Naturalia et du restaurant La Fabrique)
Le reportage photographique de Vincent Capraro au Forum Léo Ferré, c’est ici.
« Les mots se glissent sous sa plume, qui langoureusement
le suit » . Merci Catherine. Une couronne d’olivier sur son panache blanc. Un tonneau de Vaqueras à notre Saint Bernard…et un festival d’avis…non!