Off Avignon 2023, L’heur du Couté
Jusqu’à ce jeudi 13 juillet 2023, je ne connaissais pas Le Cabaret Marseillais, pourtant situé au milieu de la rue Thiers, artère orientale incontournable de l’intra-muros avignonnais. Dès que l’on y pénètre, on est saisi par l’atmosphère singulière qui y règne. Bar PMU-cabaret, la scène surélevée située en fond de salle magnétise immédiatement le regard et on a le sentiment qu’il va s’y passer quelque chose de peu commun.
Si je suis venu assister à ce spectacle basé sur les écrits de Gaston Couté, c’est parce que j’avais noté que, dans le duo qui le proposait figurait un certain Francis Jauvain. Ayant connu ce musicien accompli dans une autre vie (il y a une trentaine d’années avec le mythique groupe dijonnais La Goutte qui fait déborder le Jazz), je savais que lorsqu’il se lançait dans une nouvelle aventure, c’est qu’il y avait quelque chose de neuf à y défricher. Saxophoniste et accordéoniste créatif, il est, au fil du temps, devenu le spécialiste français de l’accordina (instrument à vent et anches libres comme l’harmonica, avec clavier droit d’accordéon, dont le soufflet a été remplacé par le souffle de l’instrumentiste). Et sur ce coup-là, Francis fait donc partie de La Compagnie Les Passereaux de Saint-Nazaire, dont j’ignorais tout jusqu’à ce moment-là.
D’emblée, je suis saisi par la voix directe de la comédienne Suzanne Tandé, qui nous livre le texte de Couté sans affèterie aucune, avec une prononciation compréhensible malgré un accent de la Beauce à couper au couteau, mais qui sonne juste : « La porte, i’s veul’nt pas me l’ouvri’, la porte. Quoué que j’ l’eu-z-ai fait, qu’i's veul’nt pas que j’ sorte ? Mais ouvrez-la moué don’, la porte ! ». L’enfermée donne le ton d’un spectacle apparemment sobre, mais qui va nous faire voguer de surprise en surprise. En effet, commencer par ce texte qui évoque la vie quotidienne d’une femme qui aspire vivre au grand air et à s’extraire de sa condition de ménagère, mais dont la porte du foyer ne s’ouvrira que le jour de son enterrement pour que puisse en sortir son cercueil, nous entraine illico dans la prise de conscience que le féminisme n’est en rien un phénomène de mode contemporain.
Et quand arrive la musique interprétée par Francis Jauvain sur des textes du quotidien paysan comme Le champ de naviots et Les bornes, la comédienne se fait chanteuse sans que le naturel de sa voix parlée ne soit trafiquée par le fait de devenir chantée, ce qui est remarquable car rare. Ainsi interprétés et accompagnés, au-delà du sens qu’on leur connaissait déjà, les textes de Gaston Couté nous touchent d’une façon différente qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors. Car on les entend comme si c’était la première fois qu’on y avait vraiment accès, sans les barrières habituelles de compréhension du patois et de l’accent. Ainsi donnés, des textes connus comme Les mangeux d’ terre, Sur la grand’ route et Le gas qu’a perdu l’esprit deviennent de véritables hymnes sociaux qui nous font voyager sur le fil d’une pensée humaniste désireuse d’élargir le chemin de notre existence. Et Le patois de chez nous célèbre une langue qui, dans chacune des circonstances de la vie, constitue une balise pour se repérer et un havre protecteur, même quand on arrive en ville…
Et puis la comédienne-chanteuse se métamorphose en danseuse et offre une dimension supplémentaire à ce spectacle protéiforme étonnant. Par la gestuelle créative de Suzanne Tandé, les 2 dimensions du plateau se transforment alors en 3D ondulante et soyeuse portée par le souffle d’un Francis Jauvain manifestement habité par les musiques originales composées par Léo Daniderff, La Tordue, Gérard Pierron et Emmanuel Pariselle, et qu’il arrange comme personne à l’accordéon et à l’accordina. La chorégraphie contemporaine signée Arianne Derain nous entraine ainsi dans une sorte de comédie musicale qui, j’ignorais à ce moment précis pourquoi, m’a irrésistiblement fait penser à West Side Story. Et puis, la nuit aidant, au réveil, moment où j’écris ce papier, je me suis dit que l’énergie ressentie dans ces moments dansés me faisait penser à celle des quartiers où j’oeuvre au quotidien. Une énergie renouvelable précieuse, car habitée par une vitalité trop souvent contenue et canalisée par la société et ses modèles hors-sol imposés par ses gouvernants, mais qui, dès lors qu’on lui ouvre le robinet et qu’on lui permet de s’écouler comme elle l’entend, jaillit comme un geyser libre, parfois sauvage, mais toujours rafraichissant.
Conséquemment (je me force, quand j’en ai conscience, à ne plus dire ni écrire « du coup »), ce spectacle devient, à mes yeux, oreilles et esprit conquis, d’une contemporanéité indiscutable, dont les luttes (sociales et sociétales) d’hier, d’aujourd’hui et de demain constituent à la fois le moteur et l’essence. Mais, limiter le propos de Je mourron ben sans qu’on nous tue (quel titre !) à cette vision-là serait bien réducteur. Car je me rends compte que, jusqu’à présent, je n’ai pas parlé de poésie. Elle est pourtant bel et bien présente dans chacune des dimensions évoquées ci-dessus : du texte à la danse en passant par la musique instrumentale et le chant, elle est le fil de soie invisible qui relie le sens à la sensation et nous fait passer par des ressentis d’une force rare avec, toujours, l’amour comme baume pour apaiser dures douleurs comme durs et doux leurres de l’existence.
Ayant commencé par L’enfermée, et nous ayant fait passer par les différents états évoqués plus haut, ce spectacle se clôture avec La paysanne. Fustigeant La Marseillaise fratricide et exhortant leurs semblables de toutes époques à se révolter tout en profitant des beautés de l’existence (« Jetons nos vieux sabots, marchons, marchons en des sillons plus larges et plus beaux » – « Et seule guerre nécessaire, faisons la guerre au Capital puisque son or, soleil du mal, ne fait germer que la misère »), Gaston Couté, Suzanne Tandé & Francis Jauvain nous montrent un horizon -pas toujours tendre- vers lequel tendre. Car si nous sommes bien embêtés pour changer (et a fortiori sauver) le monde, chacun est en mesure de changer son propre monde à lui. Et c’est ce que ce spectacle nous aide à conscientiser, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités. Alors, s’il vous plait, courez y !
Je mourron ben sans qu’on nous tue - Cabaret Le Marseillais (25 ter rue Thiers) - du 07 au 16 juillet 2023 à 17 H et du 17 au 19 juillet 2023 à 18H
Le site du spectacle à la Compagnie des Passereaux, c’est ici. Ce que NosEnchanteurs a déjà dit de Gaston Couté, là.
Teaser Couté
« Le champ de Naviots »
Rétrolien Adeline Guéret, Marie Mazille « La paysanne » | NosEnchanteurs