Sarclo, beau comme un camion
Par Catherine Laugier,
C’est un livre qui pèse son poids. Physiquement, un beau livre, grand et mince de face et épais de profil. Non, je ne parle pas de Sarclo, mais de ce livre d’art riche de toute une vie. Toute sa vie, il vous l’a déjà confiée dans ses textes depuis plus de quarante ans, à vous de décrypter. Il y a pas mal de confessions quand même, pudiques et ne cherchant pas toujours à lui donner le beau rôle. Ses chansons, il leur dédie le livre, parce qu’elles sont la source et le fruit de sa vie. Avec toutes leurs paroles, et pour certaines, les partitions transcrites par Simon Gerber, des tablatures en open tuning de la main de Sarclo, et des grilles d’accords. Vous pourrez donc les chanter et les massacrer à la guitare, en choisissant même l’arrangement qui vous convient le mieux. Elles sont classées par ordre alphabétique, non datées, les maniaques de la biographie resteront sur leur faim. Il y a celles de Sarclo, celles des autres auteurs qu’il chante aussi, sauf Dylan, pour des raisons de droit d’auteur. Mais quand même, à la fin, vous trouverez une discographie bien ordonnée et commentée (même rebelle, on reste suisse et cet ordre là n’est pas fait pour nous déplaire).
L’ouvrage est fait pour créer la surprise, donner le petit plus au fan qui a déjà l’intégrale de sa discographie comme pour celui qui a encore sa culture à faire, agrémenté de souvenirs qui remontent à l’improviste, anecdotes sur les copains, les femmes des copains, les musiciens, les arrangeurs, les producteurs, les entraîneurs sportifs (ne doutez pas que la chanson soit un sport), les auteurs, des vivants et des déjà morts, sur une chroniqueuse regrettée de Télérama, sur Renaud, sur ses parents et sur les femmes et les enfants d’abord. Et aussi le temps qu’il faisait ce jour là, où la poignée de rognons qu’on a fait sauter à la poêle avec du roquefort et des pt’its oignons (C’est pas que pour la rime). C’est un peu comme un carnet de voyages où les pays seraient des gens, et avec des photos (souvent de l’album de famille) plutôt que des dessins. Je ne vous en dis pas plus de peur de vous divulgâcher le bazar.
Et puis il y a quatre disques. Dans le premier les nouvelles, celles de 2021. Dans le troisième des traductions de Dylan, l’artiste qui lui a donné envie de chanter. En solo, en trio, ou même par Albert son fils, qui y joue de la guitare ou du piano. Avec des nouveautés et des arrangements nouveaux.
Pour les autres, il a dû être bien difficile de choisir dans quelque deux cents chansons… Alors… On aimerait tellement pouvoir dire du mal de Sarcloret, pour le punir de son arrogance assumée, de ses idées fixes, de ses mots pas toujours aimables (euphémisme) … Dire qu’il est démodé, qu’il a la voix toute abimée, qu’il n’a plus d’inspiration, qu’il ne tient pas debout, qu’il devrait plutôt jouer aux cartes… Sauf que…
Dire que c’est pas une bonne idée de faire réaliser son disque par son fils tout en critiquant les fils de… Que de toutes façons le dit fils, il ne joue pas dans la même récré, et que ça ne lui va pas du tout. Sauf que…
Que nous faire un disque posthume alors qu’il est encore vivant, ça enlève du boulot aux professionnels, et que ça fait un peu trop mégalo. Sauf que…
Seulement quand on écoute ses vieilles chansons réagencées musicalement par son fils, toutes les velléités tombent. L’émotion est là puissance dix. Rarement un fils a autant compris son père, rarement un père a été aussi fier de son fils. Qui a de qui tenir de sa mère musicienne, comme de son père. Albert avait le désir de s’emparer des chansons auxquelles il a été biberonné, et d’enregistrer des inédits. De 1974 à 1998, des oubliées comme de plus entendues, du drôle mais surtout du tendre et du mélancolique… La furieuse Hootenanny est dialogue qui parle, chante, se joue comme au théâtre, exploite l’electro et le traitement de voix avec finesse. Les autres sont plus des balades où le son est justement enregistré, vous entendrez chaque mot comme chaque glissade sur les cordes, chaque variation brillante ou discrète, la batterie subtile ou cardiaque, chaque respiration amoureuse ou soupir de nostalgie. Une maman, un papa, un ami qui se tire au sens propre, une femme qui se tire aussi mais ailleurs… ou des Kurdes qui à eux seuls sont tous les peuples auxquels on ne laisse pas leur place. Pleurer dans tes bras se fait slow des années 80, chic et tendre, à conseiller pour une soirée de séduction sans échec…
Le quatrième album fait mentir son titre « J’ai jamais été aussi seul ». On y parle de sa femme, Mélanie Depuiset, elle y chante aussi, en un beau duo fusionnel. De sa fille et de son vélo, du regretté Napoleon Washington et de sa guitare envolée, d’amour, de séparation, et de poèmes : Villard Gilles, et six de Charles Cros sur la guitare de Bruno Helstroffer et la contrebasse de Laurène Durantel. Que lui seul, le provocateur et ses cochoncetés, est capable d’interpréter avec tant de délicatesse. Il y a même une chanson composée et jouée par Nicolas Jules, Sansev fait la guitare sur deux titres. Et l’amour, comment procéder, se fait leçon libertine très XVIIIème au son du piano.
Ce bouquin, c’est un legs à ses enfants, à nous aussi. Un livre de chevet. Sarclo a pris soin d’annoncer sa mort quand il était vivant, ça lui a permis de prendre le pouls des gens et de savoir qu’on l’aimait bien quand même, ce qui est un avantage sur les gens qui manquent à leur enterrement. Des amis morts, il en a eu plus que de raison. Mais des raisons de vivre aussi, encore plus. « Pour mourir dans très très longtemps / Mourez vivants, vivez souvent » ( à Desproges).
Note 1 : Alors est-ce que ses Règles sur la chanson « de qualité suisse » (ou québécoise, ou des Pays bas, ou…) apportent à ce livre. Ça se discute. Peut-on mettre l’art en préceptes ? Bon, souvent il n’a pas tort, d’autant qu’il met à chaque fois un contre-ordre. Mais n’essayez pas de faire une bonne chanson avec des recettes, c’est a posteriori qu’on voit si ça marche.
Note 2 : C’est « Il neige sur le lac majeur », pas il pleut, et ça change tout. Ce n’est pas un état d’âme, mais une circonstance historique, encore faut-il la deviner.
CATHERINE LAUGIER
Sarclo, le bouquin, éditions cousu mouche, ACDC, imprimé en Suisse. Livre plus quatre CD, 2022. Le site de Sarclo(ret), c’est ici. Ce que NosEnchanteurs en a déjà dit, c’est là.
Sarcloret fête son bouquin et les chansons qui vont avec chez Thénardier à Montreuil le vendredi 16 septembre 2022 à 20h30 et le dimanche 18 septembre à 18h. Il sera en concert le 24 septembre à Dieppe invité par Gul De Boa et le 25 septembre à Rouen.
Bernard, 1974
Hootnanny, 1976
L’amour, comment procéder, 1990
Tiercé gagnant, 1998 duo Mélanie Depuiset
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