Avignon Off 2016 « Et l’acier s’envole aussi », brûlant Apollinaire
Le Théâtre du Maquis, la Fabrik, 29 juillet,
Après la « mise en théâtre » des Alcools de Guillaume Apollinaire, Le Théâtre du Maquis propose les correspon- dances du même auteur échangées avec Madeleine Pagès devenue sa fiancée. Pierre Béziers est le metteur en scène ; Florence Hautier, à l’origine du projet, joue Madeleine, quelques années plus tard, racontant, assise à sa petite écritoire éclairée d’une lampe…Les trois comédiens, Florence, Samuel Bobin et Martin Béziers joueront alternativement des soldats, et les deux épistoliers, sans la convention du genre. On emportera dans ses souvenirs l’émotion, la sensualité, la sensation de l’urgence de la vie, de belles images : Madeleine tournoyant dans sa robe blanche, trois soldats fumant la pipe en regardant les étoiles, des percussions improvisées sur un casque ou des notes égrenées au Kalimba. (1)
L’aventure commence dans le train Nice-Marseille en janvier 1915 où la jeune fille de 22 ans, en instance de retour en bateau vers Oran, coiffée d’un joli chapeau à voilette, croise l’artilleur Apollinaire de Kostrowitzky, 34 ans, rejoignant son régiment à Nîmes. Il lui fait forte impression « J’aime bien sa voix un peu couverte, son profil. » Il lui parle de poésie, elle répond Villon, se trouble de ne pas connaître le nom Guillaume Apollinaire. Elle lui laisse son adresse comme on jette une bouteille à la mer, il lui baise la main. Elle part, se retourne, il la rattrape, elle sent son souffle sur sa nuque… « Au revoir, Mademoiselle. » Troublée, déjà amoureuse. On peut parler d’un coup de foudre. Elle commence à fantasmer cette relation à bord du Sidi Brahim, elle qui se la jouait voyageuse libre et distinguée.
Ce n’est qu’en avril 1915, après sa rupture définitive avec Lou, son amour précédent, et retourné sur le front, qu’Apollinaire retrouve l’adresse de Madeleine dans son agenda et commence à lui écrire. Les lettres en langage soutenu de Monsieur et de Mademoiselle vont vite se muer en un échange passionné puis torride, ponctué de poèmes « Mon amour, je pense à ton corps exquis divinement toisonné, et je prends mille fois ta bouche et ta langue - Gui. » Il y aura mille lettres en moins de deux ans !
Avec rythme et fluidité s’enchaînent les lectures, les projections (cartes du front, photos des tranchées, des lettres, calligrammes de Gui, dessins érotiques…), les scènes prises sur le vif. Grandes déclarations et petits mots de tous les jours. Et la musique omniprésente et pourtant complètement fondue dans l’action.
Martin Béziers, son compositeur et interprète, a transposé à notre époque la modernité d’Apollinaire, qui aimait le cubisme plus que le surréalisme, et la musique déstructurée de Debussy ou de Satie, les ruptures de rythme et les couleurs sonores. La musique sera donc plus jazz que rock, tous deux genres que maîtrise Martin. Des poèmes et des lettres se transforment en chansons, ou pourrait-on dire en épopée sonore, en odes lyriques, parlées ou chantées (elles feront l’objet d’un album CD en fin d’année.) Avec un petit intermède, L’amour, issu de Carmen. Les percussions de Samuel Bobin, le batteur de Poum Tchack, ponctuent discrètement la lecture, ou explosent en soli expressionnistes, effet de tempête, de guerre ou de passion dévorante, mieux rendus que par des images, tandis que Martin Béziers alterne au clavier (et au mélodica) douces mélodies ou rythmes tendus.
Dans cette mise en scène Eros et Thanatos se croisent sans arrêt en cette tension de sentiments qui s’auto génèrent, exacerbés par la séparation et les atrocités vécues au front. D’un côté le bruit des armes, dont le redouté moulin à café (ou à poivre : la mitraillette), des obus, des grenades, les cadavres sur lesquels on marche, couche, mange peut-être, la tranchée plusieurs fois évoquée comme un corps creux et blanc, « Heureuse de volupté sanglante », mais aussi les pauvres détails de la vie, la saleté, la puanteur, la vermine.
De l’autre la sensualité, la beauté, la passion, l’érotisme débridé, et même sacré « L’écartement divin de tes cuisses est un événement plus grave que la fondation d’un grand empire », la recherche d’un bonheur fusionnel : « Le cercle parfait de notre amour ».
Et ce poème torride, les neuf portes de ton corps (2) : « Et après avoir ensanglanté le parvis sur qui veille le charmant monstre de l’innocence / J’y découvrirais et ferais jaillir le plus chaud geyser du monde / O mon amour ma Madeleine / Je suis déjà le maître de la huitième porte ».
Elle y répond en décrivant son corps minutieusement dans ses moindres détails, jusqu’aux poils, jusqu’au « coquillage » et à la supplication finale : « Prends-moi, prends-moi bien toute / Dis-moi que tu sens mon corps ».
Pourtant il semble que dès la permission obtenue un flottement s’installe entre les amants. La passion tient-elle avec la confrontation avec le réel ?
Le 17 mars 1916, Apollinaire est blessé à la tempe d’un éclat d’obus. Trépané deux fois, il change de caractère, refuse de revoir Madeleine, avant de se marier avec… une autre, Jacqueline. Madeleine déchire la lettre qui le lui apprend. Six mois plus tard, Apollinaire décède de la grippe espagnole. Madeleine ne se mariera jamais.
« Mais quel fou rire sous le masque / Blancheur éternelle d’ici / Où la colombe porte un casque / Et l’acier s’envole aussi ». (3)
Sortie vers les tonnelles avignonnaises du jardin, clignant des yeux sous le soleil, étourdis du bonheur de vivre.
(1) Calebasse lamelliphone. (2) Métaphore déjà utilisée avec Lou, ce qui m’enlève un peu d’admiration pour l’imagination du poète…(3) « Chant de l’horizon en Champagne », in Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre, 1913-1916
Le site du Théâtre du Maquis, c’est ici ; celui de Martin Beziers dit Mabz, c’est là. Ce que NosEnchanteurs a déjà dit de Mabz, c’est là. La pièce sera rejouée le 7 octobre 2016 à La galerie à Fuveau (13) puis les 3 et 4 février 2017 au Théâtre Toursky à Marseille.
Commentaires récents