Denez, mer de larmes
« Me voici entre deux mondes / Comme les âmes des noyés / Me voici seul, sans voile / Sans gouvernail, sans étoile / Me voici sans rien / Dans la brume, à la dérive ».
C’est certes de la chanson, mais ça ne me semble pas s’écouter comme tel : nous sommes dans une autre dimension, une gravité alliée tant au charme qu’au mystère. Ça semble venir du fond des temps, de Carnac ou de Brocéliande même si, en fait, cette tradition ne remonte qu’au Ve siècle. Et pourtant. Dans le premier titre, Marv ma mestrez, nous sommes entre musique baroque et trad’, avec des mots, des intonations tirés d’un imaginaire qui fut réalité. Tout le disque se partage effectivement entre des chansons et musiques traditionnelles et d’autres, d’une veine proche mais de la plume de Denez Prigent. Nous sommes dans les complaintes : les gwerzioù, ces chants bretons qui, dans leur récit, touchent à l’universel. Les plus anciennes traces de gwerzioù remontent au Ve siècle, les plus récentes par cet artiste inspiré qu’est Denez.
A nouveau, cet album (enregistré dans une église, à Lanvellec-en-Trégor, avec cinq musiciens épatants) travaille l’émotion, le sensible dans une sorte de mélancolie diffuse propre à la gwerz : comme une plainte éternelle, universelle, « un raz de marée émotionnel », « de l’ordre du sacré ». C’est son douzième album en trente ans, depuis qu’il fut sacré « révélation des Transmusicales de Rennes, où il s’imposa par ses gwerz et ses kan ha diskan devant un public rock qui, contre toute attente, lui fait triomphe.
Singuliers poèmes qui, conformes à la séculaire tradition, charrient des drames : une amour morte, les tourments de l’amour, la peste qui emporte sept mille cent âmes, une jeune fille brûlée pour infanticide… « Venez, supplices de ce monde, fusils et sabres / Je vous prie, hâtez-vous pour mettre fin à mes jours… »
Dans l’acoustique de ce lieu de foi où furent enregistrés les onze titres de cet album, violoncelle, violon et alto, duduk arménien, saxophone, cornemuse et veuze, bandonéon, guitare douze cordes et charangos font douces et superbes mélodies aux propos chantés par Denez. Les amateurs, qu’ils soient bretons ou non, aimeront follement cet art hissé à un niveau rarement atteint ; que les autres passent leur chemin.
Détail qui n’en est pas un, Denez nous fait le tragique récit de Naonegezh Kiev/La Famine de Kiev, en fait celle de 1932 : « Tous morts cruellement de faim / Par la faute d’un seul homme / Un tyran nommé Staline. » Même si, comme tous les autres titres, c’est chanté en breton, on sait d’intuition, de collusion, que ce gwerz, cette balade, nous parle de maintenant, de cet autre et sombre tyran nommé Poutine. « Seigneur, oh grand et tout puissant / Protégez notre Ukraine bien aimée / Bénissez-là de nos lumières et libertés ».
Denez, Ur mor a zaeloù (Une mer de larmes), Arsenal productions/Coop Breizh 2022. Le site de Denez, c’est ici ; ce que NosEnchanteurs a déjà dit de lui, c’est là.
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