Frasiak, sous la gueule de Rimbaud
Depuis qu’en 2003 son premier CD fut sacré « album de la maturité », la surenchère est délicate, même si Frasiak ne cesse, album après album, de se surpasser. C’est aujourd’hui son huitième opus (dixième si on inclus les « en public », tous deux enregistrés à Bar-le-Duc, sur ses terres) et, disons-le tout net, celui-ci est encore un délice : chaleureux, émouvant, d’une remarquable efficacité d’écriture : concise, précise, imagée. Engagée.
Eric Frasiak nous a souvent chanté Bar-le-Duc, où il vit. Là, il remonte le temps, retourne au chef-lieu du département limitrophe, « dans ce pays d’Ardenne, tout près de la frontière » : Charleville, sur les traces de son « beau bateau d’ado / dans [ses] rues alignées, sous la gueule de Rimbaud ».
Il y a en Frasiak une tenace mélancolie qu’il transforme en irréductible force, remarquable énergie. Mélancolie des lieux, de son enfance, de sa vie qu’il égrène de son Instamatic Kodak, de révoltes, d’anarchie et de bonheurs mille fois appelés et sans cesse remis aux calendes. Il est colère, il est tendresse et empathie. Comme le fut François Béranger, son « maître à chanter » : le disciple a sans doute égalé le maître. Je dis « sans doute » mais le pense sincèrement. L’écoute de cet album vous en convaincra.
Rien de ce que chante ici Frasiak n’est surprenant : c’est simplement lui au sommet de son art. Que des mots terribles, des rêves et des aveux, la force et la faiblesse de l’Homme. Qui guerroie contre des moulins à vent, des trucs et des Chooz, des Bure-sur-atome, mais est terrassé, avant qu’on le mette en bière, par une Chimay aux yeux de Chimène.
Chaque album d’Eric Frasiak fait plage à au moins une de ses icônes. C’est encore Léo Ferré (pour le quatrième disque consécutif Frasiak reprend l’anar monégasque) par une reprise de L’âge d’or. C’est aussi Michel Bühler, par la reprise de L’espoir : « Fragile et fort comme ma vie / C’est tout ce qui me fait humain / L’espoir ». Ce sont ces Aujourd’huis qui chantent, dédiés à Béranger et à Ferré. C’est cet hommage à la chanteuse Barbara Weldens : « Comme un éclair / Un courant d’air / Coups de tonnerre / L’amour par terre ». Et la complicité entre Frasiak et Bobin qui les voit interpréter ensemble Novembre.
Gros con (Un gros con sur cet album, qui succède à Espèce de cons sur le précédent, Frasiak a de la suite dans les idées) ou centrale nucléaire, il ne fait pas bon indisposer Frasiak : la plume est acerbe, sans cesse alimentée par ce monde fou sans plus aucun repère. Apparaissent Trump, Poutine, Netanyahu, Kim Jong-un, Bolsonaro, notoires populistes et fachos. Et, au milieu d’eux, un qui dépare à peine : « dans l’bel Hexagone / Un p’tit marquis fait fort côté testostérone / L’est pas du tout docteur mais fait plein d’ordonnances / Pour soigner les douleurs du p’tit peuple de France / La méthode est musclée pour guérir les bobos / Même Jésus à côté, c’était qu’un rigolo ». Macron est ainsi rhabillé pour l’hiver.
C’est aussi plein d’anecdotes. Toute une chanson contemplative sur Un faisan sur la fenêtre. Une, toute mignonne, sur son Chat ; une autre sur un Rhinovirus, mal venu quand on se produit chaque soir en scène… Et l’amour ? Un titre, un seul, mais que toute femme serait désireuse d’entendre… « Fais-moi jouer / Dans tes dentelles / Laisse-moi toucher / Ton septième ciel / Remets d’l'amour / Dans mon décor / Sans ton velours / J’suis pas si fort / Fée, hé, hé, hé , hé de moi… »
Deux titres sur lui, l’un sur [son] Anarchie, simple et efficace exposé (« Mais j’aurai beau te l’expliquer / Te parler de paix, de respect / Le mot fait peur dès qu’il est dit ») ; l’autre sur son métier, le métier de ses pairs, sans les paillettes, sans aucune Clodette, sans disques d’or ni palmarès, sans canapé rouge ni légion d’honneur. Mais avec son public et d’l'amour dans l’cœur : « C’est comme un cadeau, du bonheur / Bienv’nue dans mes chanson résistantes / Mes aujourd’huis qui chantent ».
A lire le livret, on ne peut qu’être époustouflé par l’imposant générique des musiciens et choristes. Sans les capiteux capitaux des majors, notre Barisien réunit une assemblée musicale prestigieuse, d’où on notera entre autres la participation d’AnneLise Roche et du fidèle Steve Normandin. Tant d’artistes acoustiques, électriques, éclectiques, donnent plus encore à chaque titre sa personnalité propre, jouent entre les lignes et les portées, soulignent et surlignent, accomplissent pleinement la volonté de Frasiak. Ce disque est un bonheur.
Frasiak, Charleville…, Crocodile productions 2019. Le site de Frasiak, c’est ici ; ce que NosEnchanteurs a déjà dit de lui, c’est là.
Rétrolien La presse parle de "CHARLEVILLE" | Eric Frasiak, le site officiel
Merci beaucoup Michel pour ces jolis compliments et cette belle analyse. Très touché….
Très bel hommage à un bel artiste, un bel être humain! Merci, Michel.
J’ai commencé à passer ce disque mercredi dans « French Toast, » sur wmbr.org. Je remettrai ça tous les mercredis qui viennent. Chapeau, l’artiste!
Merci Michel ! Merci pour lui et merci pour nous de cet article où tu n’as rien laissé de côté pour camper notre ami Eric et son talent d’écriture, de composition, de réalisation… et de transmission car sans celui-ci le message nous parviendrait sans doute moins bien tant il est clair que sa « présence scénique » mais aussi ce qu’il arrive à faire « sortir » d’un enregistrement nous arrive « droit dans le mille » de façon imparable, porté par l’authenticité de l’artiste et toutes ces petites choses qui facilitent insensiblement le passage du courant.
J’ai un peu vu « grandir » cet album au fil de nos rencontres et cependant il a réussi encore une fois à me surprendre, à m’étonner quand je l’ai vu à Prémilhat et plus encore quand, ayant acquis « l’objet du désir » ce soir-là, j’ai pu l’écouter en boucle, souvent livret en mains, et en tirer toute la substantifique moëlle. Encore que… Toute est bien prétentieux car il m’arrive, avec Frasiak, ce qui m’arrivait souvent avec Brassens ou d’autres belles pages de la littérature chantée, c’est de comprendre à retardement quelque chose qui m’avait échappé. Ce phénomène bien connu ne m’inquiète pas et je n’ai pas de raison de penser que c’est « mon embrayage qui patine » ; c’est simplement ce qui arrive avec des textes ciselés, fouillés, pas forcément complexes mais faits de cette poésie simple et profonde dont les premiers exemples qui me viennent à l’esprit peuvent s’appeler Brassens, Gilles Vigneault ou Félix et la liste n’est pas exhaustive.
Que tout cela est bien dit, Michel, et tellement vrai !
Quand il sera l’heure de faire le bilan des albums parus cette année il faudra penser à celui-ci pour le podium.